Thomas Kirszbaum est chercheur associé au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps), à Lille. Spécialiste notamment des politiques de la ville et de renouvellement urbain, mais aussi de la jeunesse, de la lutte contre les discriminations et de l’intégration, il a publié en mai Les Professionnels de l’accompagnement des jeunes face à l’essor du travail ubérisé dans les QPV. Une étude coréalisée avec Régis Cortéséro, en collaboration avec Hugo Botton.
Bien que le terme d’ubérisation recouvre une réalité plus vaste, notre étude s’est concentrée sur les livreurs et les chauffeurs VTC. Or leur nombre est bien plus important dans les QPV que dans les autres. On constate une nette progression des effectifs autour de 2015, avec, concernant les livreurs, une accentuation au moment du confinement, générée par une croissance exponentielle du nombre de commandes. Résultat, en 2022, environ un livreur sur quatre résidait dans un QPV, alors que, tous emplois confondus, seul un travailleur sur vingt y habitait. Soit une surreprésentation des livreurs de 500 %. Les données sur les chauffeurs sont à peine moins élevées. Autant d’éléments qui nous ont permis d’établir une corrélation entre ubérisation et pauvreté.
C’est effectivement la corrélation la plus forte. L’appartenance des chauffeurs et livreurs à des groupes racisés constitue le phénomène le plus massif chez ce public très majoritairement masculin et plutôt jeune. On peut distinguer deux catégories d’habitants parmi ces travailleurs. La première, celle des livreurs en deux-roues, est composée en bonne part de migrants très récemment arrivés sur le territoire national et souvent sans papiers. Selon une étude de l’université de Toulouse qui a étudié le profil de 300 livreurs, 90 % sont des hommes et 69 % ont moins de 20 ans. La seconde catégorie, celle des chauffeurs, est un peu plus âgée et plutôt composée de descendants de l’immigration.
Ces populations se heurtent à toute une série d’obstacles qui les empêchent d’accéder à un travail classique. Pour les plus récemment arrivés, hormis la langue, on observe des barrières administratives, véritables discriminations institutionnelles entravant l’accès à l’emploi. La seconde, celle des chauffeurs, comprend certes davantage de Français, mais issus de l’immigration. Ces caractéristiques nous permettent d’émettre l’hypothèse d’un contournement par ces populations de discriminations présentes dans le marché du travail ordinaire. Bien qu’aucune statistique n’existe à ce sujet en France, le livre de Sophie Bernard [maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine, ndlr](1), qui met en avant le niveau de diplôme et le parcours professionnel antérieur à la migration des chauffeurs, renforce l’hypothèse de discriminations.
Par ailleurs, grâce à différents travaux et aux professionnels interrogés, nous savons que, pour une partie des populations concernées, le choix d’exercer un emploi ubérisé est le résultat de frustrations liées à des expériences antérieures dans le monde du travail. Mais l’appétence première pour ce type d’activité est souvent suivie d’un certain désenchantement. La liberté que procure ce type de travail, qui promet une autonomie dans l’organisation de son temps et moins de contraintes que dans une entreprise traditionnelle, n’est qu’apparente. La réalité, c’est un contrôle algorithmique extrêmement poussé, avec un traçage très fort, où la marge d’autonomie est faible. Sans compter que, outre l’épuisement physique, la plupart des travailleurs de plateforme ne s’y retrouvent pas financièrement.
Son essor est lié à la rencontre entre la demande des populations précitées et l’offre d’enseignes comme celle d’Uber. Ces entreprises ont effectué un gros travail de prospection dans ces quartiers pour se faire connaître et essayer d’attirer leurs habitants dans leurs filets, par le biais de campagnes très agressives, parfois avec le soutien de France Travail. Mais ce réservoir de main-d’œuvre que constituent les quartiers prioritaires n’est utile qu’en cas de présence à proximité d’une classe moyenne ou supérieure consommatrice des services proposés.
Même si devenir chauffeur VTC suppose d’être doté d’un véhicule et désormais de passer un examen, ces emplois restent facilement accessibles, avec des formalités minimales et surtout l’absence de discrimination. Mais ceux qui se lancent sont avant tout guidés par la nécessité d’obtenir un revenu immédiat.
Nous avons étudié deux groupes de professionnels. D’un côté, ceux de l’insertion, du type missions locales. De l’autre, les acteurs spécialisés dans l’accompagnement vers l’entrepreneuriat. Pour le premier groupe, où le modèle de référence est le salariat, le contrat à durée indéterminée fait figure de graal. Le référentiel du second groupe, dont l’approche est plus néolibérale, est celui d’une activité qui récompense l’initiative et promet la réalisation de soi grâce au projet entrepreneurial.
Ces deux mondes se rejoignent en une méfiance commune en raison du caractère hybride de l’ubérisation, qui ne relève véritablement ni du salariat ni de l’entrepreneuriat.
Tandis que les tenants traditionnels de l’insertion, réfractaires au risque, désapprouvent le manque de protection qu’implique l’ubérisation, le second groupe a un regard critique sur ce qu’il qualifie d’« entrepreneurs sans vocation ». C’est-à-dire des personnes extrêmement contraintes dans leur choix et sans perspective de croissance. Et donc sans espoir de gains financiers, érigés en valeur positive par les professionnels de l’entrepreneuriat.
Ils reconnaissent que devenir livreur ou chauffeur témoigne de qualités. Pour les acteurs de l’insertion, cela dénote une volonté de s’en sortir, de se lever tôt, de se prendre en main, éléments valorisés dans leurs pratiques. Les acteurs de l’entrepreneuriat, eux, perçoivent un désir de réalisation personnelle et une dimension émancipatrice dans ces activités, qui permettent de sortir de son quartier, de rencontrer des personnes différentes et donc de développer son capital social.
Les acteurs traditionnels de l’insertion ont très peu de contacts avec ces publics. En les interrogeant, nous nous sommes rendu compte que certains n’avaient d’ailleurs pas conscience de l’ampleur du phénomène. Même si les acteurs du champ de l’entrepreneuriat les rencontrent davantage, ils sont, comme leurs homologues, en décalage complet avec les besoins de cette population. D’un côté, les agents d’insertion n’ont rien d’autre à proposer qu’un parcours du combattant, qui passe par des formations qualifiantes, avant d’obtenir un emploi pour des personnes qui veulent obtenir de l’argent rapidement parce qu’elles sont dans la nécessité de s’en sortir immédiatement. De l’autre, les professionnels de l’entrepreneuriat ont des outils de travail surdimensionnés par rapport aux sbesoins de ces populations, qui sont dans une démarche utilitariste et cherchent des aides ponctuelles, du microcrédit à l’obtention d’une assurance. Au final, ceux qui les aident le font davantage au titre d’une éthique personnelle que dans le cadre d’une doctrine d’intervention.
L’employabilité est la notion centrale des politiques publiques d’insertion. Les acteurs traditionnels de ce champ conditionnent l’accès à l’emploi de ces jeunes à la fois à l’obtention de diplômes et au savoir-être permettant d’intégrer les codes de l’entreprise. Leurs pratiques consistent donc à mettre à niveau les personnes suivies et à les aider à compenser une série de déficits.
Pourtant, paradoxalement, ils reconnaissent des talents et aptitudes aux jeunes des quartiers populaires qui choisissent l’ubérisation. Mais ils considèrent que ces compétences ne sont pas reconnues et ne correspondent pas aux critères d’employabilité des recruteurs, ce qui expliquerait cette mise à l’écart du marché du travail. Ce faisant, ils reprennent à leur compte le discours des entreprises, qui est au cœur du mécanisme de la discrimination, entretenu par une vision extrêmement stéréotypée des jeunes de quartiers qui « tiendraient les murs » et seraient inadaptés au monde du travail. Alors que les multiples compétences requises par les activités ubérisées (ponctualité, persévérance, autonomie, agilité …) apportent pourtant un démenti à ce préjugé.
Non seulement les professionnels de l’insertion n’ont pas de visibilité sur le phénomène discriminatoire, mais ils sont aussi dépourvus d’outils pour le combattre, en participant notamment à la déconstruction des stéréotypes. C’est véritablement l’angle mort de leurs pratiques. Leur embarras est donc grand à l’égard des plateformes. Car si les acteurs de l’insertion souhaitent arracher les jeunes à ce type d’activité, qu’ils considèrent avec lucidité comme risquée et « surexploitante », ils n’ont pas de perspective d’insertion rapide à leur proposer.
Moins pessimistes, les professionnels de l’entrepreneuriat ont davantage de leviers : ils peuvent guider vers l’indépendance, par exemple en aidant les chauffeurs ayant un projet de développement à diriger une petite flotte de véhicules. Mais cela ne concerne que marginalement ce public. La seule solution serait donc de réguler les conditions de travail organisées par les plateformes, en requalifiant par exemple leur statut en salariat, afin de renforcer leur protection.
(1) UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, éd.PUF, 2023.