« Au départ, ma plus grosse interrogation portait sur la réussite de l’intégration de personnes qui n’avaient pas travaillé depuis des années et qui ne disposaient donc plus des codes de l’entreprise », indique Sandra Penisson Dolbeau, directrice de l’entreprise à but d’emploi (EBE) Asure située dans le Maine-et-Loire. « Ces salariés ont pourtant ensuite porté eux-mêmes les projets de l’entreprise et créé son ADN. »
Au 2 septembre 2024, implantées dans 65 territoires, les expérimentations « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) permettaient à 3 199 salariés de travailler près de chez eux. Né en 2016, le projet expérimental entend démontrer qu’il est possible, à l’échelle locale et sans surcoût significatif pour la collectivité, de proposer à toute personne privée d’emploi durablement de bénéficier d’un contrat à durée indéterminée (CDI) et à temps choisi. Sept ans après l’ouverture de la première EBE en 2017, les dimensions des entreprises augmentent. Et, avec elles, les enjeux managériaux.
Car si la démarche permet de développer des activités utiles et non concurrentes aux emplois existants pour répondre aux acteurs des territoires, les responsables d’entreprises à but d’emploi doivent trouver l’équilibre entre rentabilité économique et insertion. Ce qui implique de manager des individus aux multiples vulnérabilités et dont les profils sont imposés. « Je préfère dire que les personnes issues de la privation d’emploi sont embauchées et non recrutées », souligne Nathalie Albert, directrice adjointe de l’EBE Le Ressort située dans le territoire du Châtelleraudais (Vienne). « Pour les repérer, il y a tout un travail de sensibilisation des partenaires. Bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), inscrits à France travail ou à Cap emploi, de nombreux candidats étaient aussi en dehors des radars, ce qui implique pour les collectivités d’aller les chercher », détaille-t-elle. Une fois ciblées, les personnes qui le souhaitent intègrent l’entreprise. A leur arrivée, les échanges avec les responsables s’imposent. « Que ce soit pour les questions liées au code du travail ou à la vie en collectivité dans une entreprise, nous essayons d’impliquer les employés dans les activités et d’avoir un management moins descendant que dans un fonctionnement classique », pointe Nathalie Albert.
Ses propos sont corroborés par Sandra Penisson Dolbeau. « Je demande toujours un premier entretien qui dure le temps qu’ils souhaitent. J’ai besoin de tout connaître d’eux concernant leurs problématiques sociales ou de santé. Je leur présente ensuite l’entreprise et leurs futurs collègues. Ils débutent en général leur contrat deux ou trois semaines plus tard. »
Autres particularités des entreprises à but d’emploi : les salariés disposent de profils, de compétences et de vulnérabilités multiples. Une réalité qui pousse les directeurs à adapter le travail en fonction des personnes et non l’inverse, comme c’est le cas du fonctionnement habituel au sein des entreprises.
A Apt (Vaucluse), l’EBE Zouvaï ouverte en 2022 recense 84 salariés et huit encadrants. Agés de 18 à 68 ans, leurs degrés de qualification allant de l’absence de diplôme au master II, 60 % des salariés sont en situation de handicap physiques et psychiques, les troubles musculosquelettiques (TMS) étant majoritaires. « C’est une vraie particularité en termes managérial et d’adaptation de l’emploi. Il faut par exemple anticiper le port de charge », explique le directeur, Fabien Baronnier. « L’adaptation des postes passe bien sûr par des réponses ergonomiques comme l’installation de sièges “assis-debout” ou des bureaux de travail plus adaptés. La segmentation des tâches se révèle aussi très importante afin de rendre les activités accessibles à tous, en évitant qu’il y ait trop de consignes. En clair, tous les freins doivent être évités. » Autant de particularités auxquelles s’ajoutent la temporalité nécessaire à l’adaptation des salariés et à la prise en compte de leurs compétences et de leurs limites « Après deux ans, nous avons des activités qui sont reconnues, qui commencent à fonctionner et qui trouvent un schéma économique », poursuit le directeur.
La clarté du discours des managers et la proximité qu’ils entretiennent avec les équipes constituent d’autres gages de réussite à l’insertion. « En raison de la multiplicité des profils, il est nécessaire de faire comprendre que tout le monde n’avance pas au même rythme. Les temps de régulation, d’explications et de pédagogie sont donc fréquents », confie Nathalie Albert. Si cette attention renforcée s’avère vertueuse, elle n’altère en rien la rigueur et le professionnalisme attendus : « Les salariés ne sont en aucun cas considérés comme des personnes en reprise d’emploi ou en situation de handicap, aucune différence n’est admise dans les rapports entretenus avec les managers », prévient la directrice de l’EBE Azur. « Tous les postes sont importants, s’il manque un maillon à la chaîne, on est mal. Je ne propose aucun travail occupationnel », précise-t-elle. Le sentiment d’utilité généré par la reprise d’emploi est patent.
L’effet se fait sentir en quelques semaines, tant sur le moral que sur la posture physique. Les professionnels constatent par exemple qu’en débutant leur contrat, les personnes arrivent les yeux ternes, tête basse et corps vouté par des parcours de vie douloureux. Après la reprise du travail, ces mêmes personnes ont retrouvé l’estime d’elles-mêmes. « Les yeux pétillent, on peut les entendre rire ou siffler. Certains salariés qui paraissaient timides, s’expriment, donnent leur avis et s’intègrent très bien en groupe », assure Sandra Penisson Dolbeau. « C’est assez spectaculaire !, renchérit Fabien Baronnier. Des partenaires sociaux nous rendent visite et ne reconnaissent pas des personnes qu’ils accompagnaient auparavant. » Cette valorisation de soi tient également à la vigilance des encadrants et aux initiatives proposées sur les plans sanitaire et social.
Centres médico-psychologiques, assistantes de service social, médecins, bailleurs sociaux… Sous différentes formes, l’ensemble des partenaires locaux est mis à contribution. Quand certaines directions imposent que les suivis sur rendez-vous s’effectuent durant le temps de travail, d’autres misent sur des méthodes d’« aller vers ». « Nous avons organisé un forum “Santé et handicap au travail”. De nombreux partenaires se sont mobilisés, l’idée étant que l’accès aux droits et à l’information soient facilement accessibles », détaille le directeur de Zouvaï.
Dépistage, addictions, santé ou logement, différents champs sont pris en compte. Il n’est pas rare, en outre, d’innover pour lutter contre le manque de mobilité dû à l’isolement géographique propre aux territoires ruraux. « Tout le monde n’a pas le permis de conduire. Dans une entreprise d’insertion classique, nous aurions tendance à accompagner les salariés pour qu’ils le passent. Nous avons préféré investir dans des véhicules sans permis », explique Nathalie Albert. Une initiative pensée pour ne pas stigmatiser certains et ne pas forcer les autres. « J’utilise aussi ces voitures. Cela démystifie les choses. J’innove à partir de leur manière de fonctionner et non l’inverse », poursuit-elle. Un état d’esprit que l’on retrouve parfois directement au niveau des tâches effectuées. « Au départ, je me disais qu’il était intéressant de leur permettre de changer d’activités lorsque ces dernières étaient rébarbatives. Une manière de les rendre polyvalents. Mais une grande majorité préfèrent rester monotâche. Cela leur permet de maîtriser leur domaine et de pouvoir transmettre leurs savoirs à d’autres. Penser à leur place revient à les mettre en difficulté », assure Sandra Penisson Dolbeau.
Si les expérimentations font leurs preuves en termes d’insertion, le lien vers des entreprises ordinaires n’est pas encore probant, faute de recul. Ceux qui sautent le pas restent minoritaires. De nombreux salariés prennent part au projet de l’EBE et ne se projettent pas dans un avenir ailleurs. « L’appartenance à l’identité, le fait de retrouver un salaire, une inscription sociale et une utilité sociale freinent un peu les velléités de départ. Ils ont besoin de se stabiliser. Nous travaillerons donc l’employabilité dans les années qui viennent », pointe Fabien Baronnier. Un temps nécessaire à l’insertion, sous réserve qu’en parallèle les pouvoirs publics continuent de soutenir les expérimentations.
« En termes de compétences, le travail d’encadrement demande d’être ingénieux, un peu curieux et de disposer de beaucoup d’empathie, c’est-à-dire d’être capable de se demander : “Comment je ferais si j’étais dans cette situation ?” »
Fabien Baronnier, directeur de l’EBE Zouvaï
« Les managers connaissent le profil social des personnes embauchées. Ainsi, au moment de leur arrivée dans l’EBE, tout est déjà adapté pour que l’intégration se fasse le plus naturellement possible. »
Sandra Penisson Dolbeau, directrice de l’EBE Asure
La coconstruction d’une charte avec les salariés permet de créer une identité de l’entreprise. Le but ? S’engager ensemble à respecter des valeurs et des principes éthiques. « Les personnes peuvent s’y raccrocher quand les profils qui les entourent sont différents. Cela permet de se fédérer à un commun », souligne Fabien Baronnier qui expérimente le concept depuis l’ouverture de Zouvaï, l’entreprise à but d’emploi (EBE) qu’il dirige. Copensé via des outils de photolangage, sa conception s’appuie aussi sur le vécu des employés, sur les problèmes qu’ils ne souhaitent plus affronter. Si le respect, la bienveillance et la solidarité ont été choisis par les salariés de Zouvaï, l’importance se situe dans la déclinaison de leur choix comme, par exemple, la manière dont les valeurs peuvent prendre forme. Le document est ensuite affiché dans les locaux. « Nous nous y référons très souvent et nous l’avons retravaillé en séminaire », précise le directeur. « En cas de problème, cela nous permet de rappeler aux équipes que ce sont leurs valeurs. C’est donc extrêmement fédérateur. » La charte est cependant amenée à évoluer pour inclure au projet les nouveaux arrivants.