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« Les professionnels, des passeurs et non des casseurs »

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Formateur et psychologue clinicien, Abdessalem Yahyaoui dispense des consultations d’ethnopsychologie, notamment dans le cadre de la protection de l’enfance. Il invite les travailleurs sociaux à prendre en compte la dimension culturelle dans laquelle s’insère la relation avec les personnes qu’ils accompagnent.
Dans quel contexte s’inscrivent les consultations d’ethnopsychologie ?

Elles s’appuient sur une approche interculturelle ou transculturelle largement développée en France et à l’étranger depuis les années 1980. Nous étions quelques-uns à initier la démarche en formant à cette époque de nombreux acteurs de la protection de l’enfance ou du milieu psychiatrique. Par l’approche interculturelle, j’entends le contexte de la rencontre entre la personne migrante et le pays dans lequel elle se trouve. Un migrant vit une rencontre de deux cultures au moins : celles d’origine et du pays d’accueil. Il vit donc dans un contexte d’interculturalité.

Du point de vue clinique, la posture du professionnel avec les personnes migrantes (couple, famille, individu) peut se décliner en trois dispositions cognitives : interculturelles, transculturelles et endoculturelles. On parle de rencontre interculturelle lorsque le professionnel connaît, grâce à ses lectures et à son expérience, la culture des personnes rencontrées. Il peut en utiliser des éléments pour comprendre leurs univers de représentation. On parle de rencontre transculturelle lorsque le professionnel ne connaît pas la culture des personnes rencontrées mais, grâce à son expérience, il a construit des modèles et un lexique qui traversent toutes les cultures et transcendent les spécificités ethniques. A cela s’ajoute un troisième rapport à l’autre de type endo­culturel, où professionnel et personnes rencontrées partagent la même culture. Quelles que soient les situations, il s’agit de tenir compte d’univers de représentation qui peuvent être très éloignés du nôtre dans l’objectif de rendre possible l’alliance éducative ou thérapeutique.

En quoi est-ce important de tenir compte de la dimension culturelle ?

Si chacun aborde la relation avec son propre univers de représentation, une incompréhension et des quiproquos peuvent vite survenir. Pour aider pleinement, il faut disposer de tous les outils de compréhension de la situation. Dans le cadre, par exemple, d’une mesure en milieu ouvert (AEMO), après un signalement pour traces de coups, le professionnel doit comprendre si l’acte relève de la perversion, de la compulsion de répétition, ou bien d’un modèle transmis d’une génération à l’autre sans que personne ne s’interroge sur son fondement. Selon les cas de figure, le travail ne sera pas dirigé de la même manière.

Je prends l’exemple d’un père qui a corrigé son enfant en réponse à une bêtise. Pour lui, ce geste correspond à son modèle éducatif. Aux yeux de la loi, c’est une maltraitance qui nécessite une réponse. Si celle-ci n’est pas accompagnée par une compréhension mutuelle de la situation, le père se sentira accusé à tort de maltraitances et réfutera l’accusation. La justice et le travailleur social, de leur côté, resteront obsédés par l’idée qu’il ne reconnaît pas la violence. Cette situation pourra bloquer tout processus de changement et plomber, dans un temps indéfini, la mesure.

Comment dépasser le clivage ?

Il ne s’agit pas de confronter les modèles, ni de relativiser le geste de ce père : la loi, ici, vient s’interposer comme un tiers. Elle permet de méta-communiquer. « Votre modèle, pourra dire le juge, est valable dans votre pays, je ne le disqualifie pas, mais il n’est pas compatible avec la loi d’ici. Je vais donc demander à des travailleurs sociaux, tout en reconnaissant votre légitimité, de vous aider à trouver d’autres modalités éducatives. » Cette lecture pourra faciliter la mission des professionnels qui prendront le relais.

Leur rôle est d’être des passeurs et non pas des casseurs ou des castrateurs. Pour cela, il faut savoir appréhender les systèmes culturels, éviter d’essentialiser, voire de tenir comme immuables les cultures des autres. Un migrant est confronté à des facteurs dynamiques qui participent à sa transformation : les lois, les professionnels et un travail mental cognitif dans la rencontre explicite ou implicite avec la culture de l’autre. On ne peut pas renvoyer quelqu’un à sa culture. En revanche, on doit voir quelles valeurs ne peuvent être attaquées.

Comment composer avec les croyances ?

Il est important, pour tout professionnel, d’observer un respect bienveillant des étiologies religieuses, magico-religieuses, tout en gardant ses propres outils de réflexion et d’intervention. Ni jouer au guérisseur ni être un cartésien indomptable. Le modèle avec lequel je travaille est construit à partir d’une longue expérience en situations interculturelles. Je pars de l’hypothèse qu’on est généralement attaqué lorsqu’on est dans un état de vulnérabilité psychologique. Lorsque les parents expliquent le comportement de leur enfant par la possession ou le maraboutage, je leur présente mon hypothèse dans une courte formule : « Je sais que ce genre de choses se pratique dans plusieurs cultures du monde, mais je sais aussi que chaque fois qu’on est attaqué c’est parce qu’on n’est pas assez fort pour se défendre. Pourriez-vous me dire dans quel état était votre couple, votre famille, vos relations avec vos enfants avant les premières manifestations des troubles ? » Cette rétrospective anamnestique installe le professionnel dans son cadre de références et lui permet d’utiliser ses propres outils de travail. Mais cela n’est possible que par la validation de leur monde à eux. Si on les attaque de front dans leurs univers de représentations culturelles, on met sous tension leurs résistances et on bloque toute possibilité de collaboration.

Les professionnels sont-ils armés pour appréhender cette dimension culturelle ?

Ils s’en emparent très bien quand ils y sont formés. Mais ces approches ne font pas partie du cursus initial. Et c’est un manque considérable quand on sait combien ils travaillent avec une population métissée. La formation permet de se décentrer et de s’ouvrir à des modèles culturels qui peuvent paraître incompréhensibles. Elle élargit la capacité à tolérer le nouveau, à comprendre la complexité des univers de représentations. D’autre part, elle peut apporter des capacités à gérer les contre-transferts, c’est-à-dire une réaction négative à l’égard d’une information émanant de la culture de l’autre. Savoir contrôler le contre-transfert culturel, en plus du transfert subjectif, ouvre une voie très importante pour l’alliance éducative ou thérapeutique : l’autre ne se sent pas jugé mais compris et reconnu dans ses représentations qui constituent une part importante de sa réalité.

En quoi le travail avec les mineurs non accompagnés nécessite d’adapter son approche ?

Il faut dépasser l’idée que l’adolescence est universelle. Beaucoup de cultures pratiquent des rites de passage dès l’apparition des signes de puberté. La plupart des jeunes originaires d’Afrique subsaharienne, d’Afghanistan ou d’ailleurs sont considérés comme majeurs sociaux dans leur pays. Ils ont acquis un bon niveau d’habiletés sociales, de résistance et d’endurance… On parle souvent d’eux comme des post-traumatisés. Certains le sont. Mais il faut différencier ceux qui ont vécu des événements traumatiques depuis leurs pays d’origine et ceux, majoritaires, qui ont développé un stress acculturatif, d’adaptation. Ce stress, on le retrouve chez presque tous les jeunes. Une fois arrivés dans le pays d’accueil, ils posent les valises et toute l’inquiétude survient : gérer son présent, les difficultés liées à la langue, le sens des institutions, les conditions pour obtenir les papiers, le manque d’argent pour répondre aux besoins de leurs familles restées dans le pays… Malgré les obstacles du parcours migratoire, ceux qu’on appelle les « harragas » ou « bruleurs de frontières/de papiers » nourrissent une culture de l’épreuve. Ils mobilisent leur énergie dans des expériences paroxystiques qui s’apparentent à de nouveaux rites initiatiques. Or on a tendance à les victimiser à outrance et à oublier tout le potentiel d’espoir qu’ils portent, et qui les porte. C’est pourquoi je travaille à partir d’une technique narrative qui reprend les événements de la trajectoire, qui révèlent les qualités du jeune et les actes héroïques qu’il a accomplis pendant le parcours. Cette technique permet de l’extraire d’une figure de victime. Mais aussi de modifier le regard du professionnel…

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