Il y a eu un avant et un après. Pour de nombreux professionnels, l’initiation au croisement des savoirs a ébranlé leurs certitudes et modifié durablement leur manière d’appréhender les personnes qu’ils accompagnent. « Une grosse claque, sourit Vanessa Paya, cadre socio-éducatif au département des Pyrénées-Orientales, très engagé sur le sujet. On se pense bienveillant, et on prend conscience qu’on a toujours été dans le renforcement du pouvoir sur l’autre, dans une situation de supériorité, moralisante. » L’éducatrice se rappelle, précisément, de cette petite phrase qu’elle a dite avec son groupe : « Notre but, c’est de rendre les personnes actrices de leur vie. » Réponse cinglante d’une des femmes en situation de précarité : « Mais vous nous prenez pour des clowns ? Vous nous croyez au théâtre ? Notre vie, on la vit. » Et de confier :« Je n’ai plus jamais dit ça… »
La démarche du croisement des savoirs a été initiée par ATD quart monde à la fin des années 1990 dans le sillage de deux programmes de recherche action. L’idée centrale : associer dans la lutte contre la précarité les regards des personnes concernées à ceux des universitaires et des professionnels. Faire « dialoguer » ces trois savoirs dans le but de produire « une connaissance et des méthodes d’actions plus complètes et inclusives ». Vingt-cinq ans plus tard, la dynamique a essaimé dans la santé, l’éducation, mais aussi l’action sociale.
Dans les Pyrénées-Orientales, elle a infusé les pratiques pédagogiques de l’Institut régional du travail social (IRTS) de Perpignan depuis une dizaine d’années déjà. « On voulait permettre aux futurs professionnels de prendre davantage en compte les savoirs des personnes, pour mieux co-construire avec elles, explique Elsa Piou, cadre pédagogique. On s’est rendu compte que cela ne questionnait pas seulement les étudiants, mais aussi, nous, formateurs, qui avons été amenés à penser des interventions autrement. »
Régulièrement, l’école propose des rencontres entre des personnes en situation d’exclusion et ses étudiants. Comme en 2023, lorsque des jeunes de la protection de l’enfance et des futurs moniteurs-éducateurs ont travaillé de concert, échangeant les points de vue de groupe à groupe : « Les étudiants ont été impressionnés par le fait que des “gamins”, qui ressemblent à ceux qu’ils voient en stage, aient cette capacité d’analyse, et puissent apporter une compréhension différente de la leur, se rappelle Elsa Piou. Inversement, les jeunes se sont rendu compte qu’ils pouvaient apprendre des choses à des adultes. Ce qui était impensable pour eux avant. »
Si l’école adapte la démarche d’ATD quart monde en fonction des objectifs et du temps imparti, les fondamentaux demeurent. D’abord, la notion de collectif. Il ne s’agit pas d’entendre le témoignage individuel d’une expérience de rue ou au sein d’un foyer de protection de l’enfance, mais de partager du commun, et d’en tirer du sens. « Passer du “je” au “nous” », résume Elsa Piou. Ensuite, la démarche se caractérise par la création de groupes de pairs. « Pour bien travailler ensemble, on commence par se séparer, souligne Elsa Piou. Cela suppose d’accepter que la bienveillance ne suffit pas : il faut prendre en compte les enjeux de dépendance et de pouvoir qu’induit la relation. »
Au cœur du travail : les représentations. En janvier 2023, l’IRTS avait planché sur la pauvreté à partir d’un photolangage. Chose rare, les deux groupes de pairs avaient sélectionné la même image. Celle d’une bouche cousue par une fermeture-éclair. Pour les étudiants, elle symbolisait la honte des personnes en situation de précarité à demander de l’aide. Pour les seconds, elle montrait combien leur voix n’est pas entendue, combien ils sont « condamnés au silence » par une société qui les exclut. « On n’a pas les mêmes représentations. On ne met pas les mêmes mots sur les mêmes réalités. Cela explique la distance qui peut se créer au sein de la relation », souligne Florence Bernard, des ateliers du croisement des savoirs à ATD quart monde. Au cœur du travail, également : les logiques d’action. « Les professionnels ont les leurs, qui sont issues de leur formation ou portées par leur institution. Les personnes accompagnées, aussi, qui ont appris à se débrouiller avec leur expérience de vie. »
Prendre conscience des différences, c’est bien. Mais pour mieux se comprendre, tout croisement des savoirs doit permettre de dégager des points de vigilance. « On ne reste pas sur l’idée qu’on n’a pas les mêmes analyses, explique Elsa Piou. Il faut pouvoir définir ce qu’on en retient, savoir ce que cela modifie dans sa pratique. » Hélène Dessalles, assistante sociale lorsqu’elle a découvert la démarche en 2015 avant de rejoindre l’IRTS de Perpignan comme formatrice, l’identifie ainsi : « Je ne me situe plus en face de la personne, avec ses difficultés, où je dois apporter des réponses. Je me suis déplacée symboliquement pour être à côté, et affronter ensemble les difficultés. » Comme lorsqu’il s’agit d’apporter une aide en matière de recherche de logements. Les professionnels le savent : ils éprouvent souvent la frustration de ne pouvoir accélérer le processus. En revanche, ils peuvent donner du sens, estime Hélène Dessales : « Dans ma façon de m’exprimer, je suis plus descriptive. Je précise comment exercer une influence sur le système, en ajoutant telle pièce dans le dossier. J’illustre par des exemples, et je donne davantage d’informations :“La commission qui examinera votre demande ne verra personne, ni vous, ni moi. C’est pourquoi le dossier nécessite de nombreuses pièces.” »
Parce que les mots – compris, incompris, interprétés –, et la communication non verbale qui les accompagnent, sont une source de malentendus récurrente, employer un langage simple est une règle d’or. « On peut penser que c’est méprisant. Mais le vrai respect, c’est d’avoir un langage compréhensible par tous, estime Vanessa Paya à l’IDEA, l’institut de l’enfance et de l’adolescence du département. Surtout quand on doit annoncer des choses compliquées comme le placement d’un enfant. » Les mots, ce sont aussi ceux dont on se berce. D’illusions, bien souvent. La plupart des travailleurs sociaux disent vouloir créer un lien de confiance. « En croisement des savoirs, retient Hélène Dessalles, on nous renvoie : “Ne te leurre pas, je n’aurai jamais confiance en toi. Tu as le pouvoir d’influer sur une décision, de changer ma vie, selon la façon dont tu écris le rapport. Je t’attends sur la fiabilité : fais ce que tu as dit, prouve-moi que tu t’es mobilisé”. »
La méthode produit des effets, c’est incontestable. Mais au-delà de cas isolés, elle reste encore trop peu diffusée au sein des institutions, selon Florence Bernard. « Les professionnels expriment une frustration. Celle de prendre conscience des évolutions à engager et de ne pas pouvoir les mettre en œuvre parce que l’institution ne suit pas. » Pourtant, le travail sur les représentations semble plus que jamais d’actualité, à écouter Hélène Dessalles. « On se comprend de moins en moins entre professionnels et personnes accompagnées. Confronté à d’importantes souffrances, un travailleur social, aujourd’hui, a tendance à avoir peur. Peur de l’agressivité des gens, peur de ne pas trouver de solutions face à des demandes de plus en plus fortes et un éventail de réponses de moins en moins important. »
C’est peut-être l’une des forces, latente, du croisement des savoirs : alléger la pression qui pèse sur les épaules du travailleur social. « Quand on travaille en partenariat, explique Florence Bernard, on apprend à ne pas avoir la maîtrise de tout. » Un moyen d’éviter la crise de nerfs qui guette les professionnels. Et de retrouver du sens, au service des plus précaires.