« Vous dites vouloir travailler avec les familles. Je ne suis pas d’accord. Moi, je ne comprends rien à ce que vous dites. Votre langage est trop bizarroïde. » Lorsque le groupe famille-professionnels, mis en place par l’association nîmoise Coste, est né, les éducateurs et éducatrices de la maison d’enfants (Mecs) en ont pris pour leur grade. « Je pensais avoir un vocabulaire accessible. Je me suis rendu compte que j’utilisais beaucoup de jargon », illustre Solen Lyon, coordinatrice du groupe et du service de visite en présence d’un tiers de l’association. Sa collègue, Pricillia Novis, se souvient d’avoir été, elle-aussi, bousculée. « Vous faites des réunions, vous participez sans cesse à des instances officielles, mais pendant ce temps-là, vous n’êtes pas avec les jeunes. Mon fils [en errance, ndlr], il est où ? Qui va le chercher ? » L’interpellation questionne cette éducatrice, alors jeune diplômée. Puis, l’amène à réagir. « Au départ, je me suis dit que ce n’était pas ma mission première. Et le week-end suivant, je suis allée dans la rue avec elle chercher son fils, en fugue depuis plusieurs jours, explique Pricillia Novis. Une maman qui avait un parcours de rue, qui connaissait bien ce chemin. Faire ce pas de côté, en prenant en compte sa parole, m’a amenée loin dans l’accompagnement de cette famille. Ça a permis d’amorcer un lien de confiance, avec une maman qui a toujours été très méfiante envers les services sociaux. »
On a beau travailler la matière humaine, être expert du lien, nul travailleur social n’est à l’abri du malentendu. Bien au contraire, les représentations que se font les professionnels des personnes accompagnées – et inversement – sont légion. Inconsciemment ou non, les premiers volent au secours de personnes marquées par leurs faiblesses plutôt que par leurs compétences. Et ceux qu’ils accompagnent ont tôt fait de les percevoir comme des « robots dépourvus d’âme », qui décident sans les entendre. En protection de l’enfance, les professionnels sont une source de soutien mais aussi de danger. Des « indics de la justice », comme le rapporte le psychologue Abdessalem Yahyaoui (lire p. 41), évoquant ce lapsus de parents qui, pour nommer l’assistante sociale, parlent de « la distante sociale ».
Comment coopérer quand les stéréotypes s’enracinent ? Comment faire lien quand l’incompréhension domine ? Face à la méfiance des uns, la bienveillance des autres est un bien mince rempart. Imaginez une famille entretenant un rapport conflictuel avec l’école. « Les parents, honteux, choisissent une stratégie d’évitement : moins ils emmènent leur enfant à l’école, plus ils alertent les services sociaux », illustre Mohamed L’Houssni, directeur de l’association Retis en Haute-Savoie. « En face, se développe l’idée que la situation devient préoccupante, voire grave. Les représentations, poursuit-il, agissent sur la pratique des professionnels. Et la pratique peut modifier les représentations. A condition de dialoguer. Si je ne sais pas comment l’autre me perçoit, et inversement, je laisse un voile d’incertitude. Seul le dialogue permet de rapprocher les représentations. »
A la source de ces malentendus, se trouve une forme d’« injustice épistémique », remarque Claire Heijboer, directrice scientifique de l’Institut de travail social (IRTS) Parmentier à Paris : « On peut tendre vers une égalité, une relation symétrique, mais elle n’est pas et ne sera jamais réelle. » La chercheuse s’est inspirée dans ses travaux du concept de la philosophe Miranda Fricker. Pour elle, l’injustice épistémique peut être testimoniale lorsque la personne, en raison de préjugés défavorables, n’est pas prise au sérieux. Elle est herméneutique lorsque cette même personne ne dispose pas des ressources pour interpréter le savoir légitime. « Réduire ces injustices, c’est s’attarder à comprendre ce qui est dit, et prendre ce qui est dit pour tel », explique Claire Heijboer. En d’autres termes, favoriser l’expression d’une parole, l’entendre et la considérer à sa juste valeur.
Cette injustice épistémique fait partie des préoccupations de la Fondation Falret, qui accompagne en Ile-de-France plus de 5 000 personnes souffrant de troubles psychiques. Bruno Torregrossa, chargé de mission sur l’accompagnement des pratiques et la recherche, y anime un groupe de travail mixte, consacré au rétablissement. Il rapporte quantité d’exemples relatés par les bénéficiaires : « Je souffrais du dos, le médecin, plutôt que de me faire confiance, m’a prescrit un anxiolytique ; J’ai beau avoir un bac + 2, les professionnels ne m’ont jamais cru capable de remplir seul mes documents. » Pour travailler le plus précisément possible sur les objectifs de la personne, poursuit Bruno Torregrossa, « on doit partir du principe que chaque parole a une valeur égale. Cela apporte des lectures différentes d’une même situation et on apprend des uns et des autres. »
Le sujet ne fait plus débat. Le travail social, selon la définition qu’en donnait le Haut Conseil du travail social (HCTS) en 2017, doit s’appuyer sur les « savoirs universitaires », sur les savoirs « pratiques et théoriques des professionnels » mais aussi sur ceux « issus de l’expérience des personnes concernées ». C’est en les hybridant, dans un processus de co-construction, qu’on modère l’asymétrie de la relation et les représentations qui la sous-tendent. « Une personne en situation de précarité répond mieux à ses propres besoins qu’une institution. Laquelle ne peut pour autant s’en désintéresser, affirme Claire Heijboer. C’est l’alliance des deux génies qui va permettre de progresser. » L’idée est acquise, le processus pour y parvenir demeure un défi quotidien.
« Vous voulez notre avis ? Il va d’abord falloir qu’on se mette au même niveau », avaient signalé les familles de l’association Coste, demandant à tenir les réunions hors de la zone de confort des professionnels. Dont acte : pour rééquilibrer un tant soit peu la relation, l’équipe de la Mecs a pu s’attabler à la terrasse d’un café de la gare, dans une bibliothèque de la ville, chez un des parents accompagnés. Et amorcer une réflexion sur les pratiques éducatives, mêlant les compétences des professionnels et des personnes concernées. Né d’une recherche action en 2016, le groupe s’appuie sur les principes régulateurs de la « clinique de concertation » héritée du psychiatre Jean-Marie Lemaire.
A chaque rencontre, les professionnels et les familles, réunis à équité, dessinent un « sociogénogramme ». Une représentation graphique qui permet de dévoiler leurs ressources et leurs interactions sociales. Les professionnels, d’abord, puis les familles, se présentent, de manière générale, tout en abordant des singularités qui leur sont propres. A leur rythme. « Auparavant, nous organisions une visite d’admission pendant laquelle nous abordions les raisons de leur présence, les écrits qui les concernent, lesquels se résumaient souvent à une succession de défaillances, explique Lionel Hebrard, qui forme en interne à l’outil. Désormais, le sociogénogramme remplace cette visite. Les mêmes éléments apparaissent mais différemment. » Une manière non pas de « dénoncer les fautes », mais « d’énoncer les parcours » : « Cela permet par exemple d’entendre l’inquiétude du parent. Si on ne la reconnaît pas, on reste dans l’accusation du geste, explique l’éducateur. On doit faire le deuil de la réparation de la cause et ouvrir la porte à la modification des comportements. »
Au cours de ces rencontres, qui laissent la place au silence, les sujets émergent, de toute nature : le rapport aux écrans, les fugues, les changements d’éducateurs, le sentiment d’intrusion, parfois, dans l’intimité des personnes, etc. Les membres des familles mais aussi les professionnels parlent d’eux, partagent leurs difficultés. Les représentations tombent et le travail partenarial se renforce. Loin de se transformer en un réquisitoire contre les professionnels, grâce à l’autorégulation du collectif, la rencontre favorise l’entraide. En témoigne une maman qui continue à fréquenter le groupe, alors que ses propres enfants ne sont plus suivis par l’association : « Je viens en soutien des autres parents, pour leur dire que malgré les difficultés, il y a toujours un espoir que les enfants reviennent au domicile. »
La clinique de concertation implique une posture et des règles à respecter. Parmi elles, toujours parler des absents comme s’ils étaient présents. « Cela renvoie aux familles le signal qu’on maintiendra le respect le jour où elles seront absentes », souligne l’éducatrice Pricilla Novis. Ensuite, savoir parler de soi. « Les familles se mouillent, on doit jouer le jeu, dire “je” et non pas, comme on le fait trop souvent, “nous, les éducateurs” », ajoute Solen Lyon. Enfin, savoir entendre l’expérience. « On peut avoir des avis différents, mais aucun ne prend le pas sur l’autre. » Du point de vue des éducateurs, l’approche a bouleversé leur pratique. Jusqu’à combler, au fil du temps, le fossé qui les séparait des familles. « J’ai appris à prendre en considération l’expérience des personnes, sans leur imposer des choses. “Vous avez des difficultés ? Aidez-moi à vous aider” », explique Solen Lyon qui dit se décaler, au quotidien, de la toute-puissance du professionnel.
Changer de posture, c’est aussi le credo de Guy Hardy, auteur de S’il te plaît, ne m’aide pas (éd. érès, 2012). « On a appris au travailleur social à dire à la personne ce qu’elle devait faire. Aujourd’hui, son rôle consiste à l’aider à devenir actrice de sa propre vie. C’est elle qui détient les solutions. » Le professionnel doit accepter d’endosser un nouveau costume : celui d’« expert dans l’animation du processus de changement ». Il s’agit, à travers des méthodologies, de placer l’autre en capacité de développer des compétences. Guy Hardy met en avant trois principes. D’abord, s’assurer que la personne ne reçoit pas l’aide sous la contrainte. Auquel cas, il faut l’épauler pour la faire cesser. Ensuite, changer ses représentations, pour ne pas voir l’autre uniquement comme un « pauvre à protéger ». Enfin, ne pas brasser les problèmes des personnes. « On s’expose à susciter de la culpabilité. Les études démontrent qu’on ne change pas parce qu’on connaît les causes du problème, explique ce formateur en approche systémique. Mieux vaut responsabiliser, réfléchir à la manière de faire autrement, et amener sans cesse de l’espoir. » Un cap à maintenir, coûte que coûte, pour avancer au diapason plutôt qu’au garde-à-vous.
Dans le Pas-de-Calais, l’association Vie active a installé au sein de son service tutélaire des comités participatifs des usagers (CPU). A minima une fois par trimestre, les personnes capables de s’exprimer sont invitées à des rencontres dont elles définissent librement le thème. « Nous ne sommes pas astreints par la loi à la tenue d’un conseil de la vie sociale (CVS), mais on a voulu s’en inspirer tout en allant au-delà de la seule discussion autour du fonctionnement des services », explique Johann Apper, directeur adjoint du service qui accompagne plus de 3 000 personnes bénéficiant d’une mesure de protection judiciaire. Le CPU mêle questions techniques, institutionnelles et citoyennes. Lorsqu’une rencontre recueille les attentes des personnes en matière de paiement bancaire, une autre accueille le juge des tutelles pour éclaircir la manière dont il prend ses décisions. Et les prochains comités devraient aborder les retours critiques des personnes. « Certaines sont opposées à la mesure de protection dont elles bénéficient, d’autres ne sont pas satisfaites de l’accompagnement proposé. On trace ces réclamations, on s’assure d’y apporter une réponse et on en fait une analyse. Les CPU serviront à en présenter une synthèse pour avoir le regard des personnes sur le sujet. »
Engagées dans une démarche de participation, les services d’accompagnement pour adultes en situation de handicap (SAVS [services d’accompagnement à la vie sociale] et Samsah [services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés]) d’APF France handicap, dans le Val-d’Oise, ont poussé le curseur pour mieux prendre en compte le savoir des personnes.
A leur demande et avec elles, les équipes ont revu les outils de l’accompagnement. « Pour construire le projet d’accompagnement individualisé, on récoltait les attentes de chacun et on se réunissait entre professionnels pour écrire le document. Beaucoup ne comprenait cependant pas la moitié de ce qu’on leur proposait, explique le directeur François Parmentier. Pour qu’elles se l’approprient, on l’a écrit ensemble, avec leurs mots, en simplifiant le vocabulaire. »
Autre réalisation : la création d’un groupe WhatsApp, imaginé par les personnes, pour communiquer sur le fonctionnement des services, en lieu et place des courriers jugés peu accessibles. Symbole de la dynamique enclenchée, le chantier, mené dans le cadre d’un appel à projets de la Caisse de solidarité pour l’autonomie (CNSA), a été rebaptisé SAM’Concerne. Une appellation, là encore, issue du travail mené avec les personnes accompagnées, qui a fini, tout naturellement, par donner son nom au service…