Le nombre de personnes détenues hospitalisées en psychiatrie est passé de 3 263 par an en 2009 à 4 914 en 2019, soit une augmentation de plus de 50 %, alors que, dans le même temps, la population carcérale a augmenté de 12,5 %. L’étude épidémiologique que nous avons conduite auprès d’environ 600 hommes et 150 femmes dans les trente jours précédant leur sortie de prison indique que les deux tiers des hommes et les trois quarts des femmes présentent au moins un trouble psychiatrique ou lié à une substance. Près d’un homme sur cinq et d’une femme sur trois sont considérés comme manifestement, gravement ou parmi les plus malades. Ces chiffres recouvrent une réalité hétérogène, allant de symptômes anxieux en réaction à l’environnement carcéral à des formes de schizophrénies résistantes. Le taux de suicide est, par ailleurs, environ six fois plus élevé qu’en population générale.
Tout un faisceau de transformations explique cette situation. A commencer par la désinstitutionnalisation du secteur psychiatrique et la baisse drastique du nombre de lits, passé de 120 000 dans les années 1970 à 55 000 à la fin des années 2000. Avec le tournant ambulatoire, certains patients passent entre les mailles du filet et sont pris dans un cercle vicieux dans lequel la prison devient une option, une étape unique ou fréquente. C’est le cas de patients cumulant des difficultés psychiatriques et sociales. Interviennent ensuite l’intensification de la réponse aux infractions sur les stupéfiants et l’accélération de la justice avec les comparutions immédiates, qui sont de très importantes pourvoyeuses de personnes atteintes de troubles psychiatriques. La prison vient souvent s’inscrire dans des parcours de vie marqués par des formes de désaffiliation économique et sociale. Parmi les hommes en maison d’arrêt, 45 % sont au chômage et 53 % ne disposent pas d’un logement personnel, dont 10 % vivent à la rue. Au cours de l’enfance, près d’un homme sur deux a connu une mesure d’assistance éducative et les deux tiers ont subi des négligences ou abus émotionnels, physiques et, plus rarement, sexuels. Ces éléments donnent à voir une représentation misérabiliste que beaucoup peinent à accepter dans la mesure où ils viendraient excuser l’individu et diluer sa responsabilité. Mais l’injonction qui est faite de « travailler sur soi » paraît hors sujet face aux problématiques économiques et sociales.
Bien que l’institution carcérale soit de moins en moins coupée du monde, la détention constitue une épreuve de désaffiliation sociale, avec d’importants facteurs de stress. L’isolement prolongé et, avec lui, la réduction des activités et des interactions et la privation sensorielle forment un terreau idéal au développement de symptômes anxieux et dépressifs. Ce contexte attise des vulnérabilités déjà présentes chez certains et peut les révéler chez d’autres. Les résultats de notre étude montrent que seuls 40 % des hommes et 18 % des femmes ne présentent aucun trouble psychiatrique ou addictologique un mois avant leur libération. La prison peut donc avoir un effet délétère sur la santé mentale de tout le monde. Ces troubles appellent des actions et des réponses différentes selon les personnes, mais il est aussi très important de les considérer comme un ensemble.
On peut évoquer la création en 1986 des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), qui organisent le secteur de la psychiatrie en milieu pénitentiaire. Puis, en 1994, le service public hospitalier s’est vu confier la charge exclusive d’assurer les soins aux détenus. A partir des années 2010, les premières UHSA (unités hospitalières spécialement aménagées) ont été mises en service à proximité de Lyon, puis à Nancy, Toulouse, Orléans, Paris, Lille, Rennes, Bordeaux et Marseille, pour permettre l’hospitalisation psychiatrique à temps complet de personnes incarcérées, avec ou sans leur consentement. Pour autant, l’offre est toujours bien inférieure aux besoins. Surtout, cette amélioration fait désormais partie du problème : s’il existe des soins en prison, l’incarcération devient une option tout à fait légitime pour les magistrats, y compris à l’égard de personnes qui présentent un trouble psychiatrique sévère. Or il faut le redire : la prison n’est pas un lieu de soin.
L’environnement carcéral est tellement difficile que c’est un lieu pourvoyeur de rechutes multiples pour les personnes qui ont des troubles psy, et proposer des soins n’est pas miraculeux. Ce qu’on peut faire est limité et l’exercer dans un environnement aussi contraint que la prison perd parfois un peu de sens. Par ailleurs, le secret médical est aussi souvent difficile à protéger alors qu’il s’agit d’une condition sine qua non pour permettre aux patients de se confier librement, y compris sur leurs consommations de substances psychoactives. Pour les professionnels du soin, il y a donc une forme de paradoxe à l’idée d’organiser des soins de santé mentale dans une institution qui, à bien des égards, produit de la souffrance. Ce phénomène est compliqué pour tous les personnels pénitentiaires. L’une des questions qu’on entend le plus dans les coursives est : « Qu’est-ce qu’il fait ici ? » Pour les surveillants, qui ne sont pas formés à la prise en charge des troubles psychiques, cela produit des réactions désajustées : ils vont soit ignorer les troubles, soit considérer que la personne agit rationnellement quand elle est très violente. Cela les empêche de réfléchir à l’importance du cadre carcéral sur la santé mentale des détenus et, in fine, à leurs pratiques. C’est particulièrement vrai en maison d’arrêt, où les conditions d’incarcération sont parfois insoutenables en raison de la surpopulation.
L’idée que la détention devrait être un temps de traitement visant à travailler sur le passage à l’acte, pour limiter la récidive, progresse en France. La sévérité pénale envers les violences sexuelles, par exemple, se double d’une réflexion sur le caractère pathologique de certains comportements : si les auteurs doivent être punis, ils doivent également être considérés comme malades et incités à se faire soigner. Mais ce qu’attend la justice de la psychiatrie ne correspond absolument pas à la façon dont les psychiatres conçoivent leur métier. Aux yeux de la justice, une personne incarcérée pour falsification de chèques n’a pas besoin d’être suivie, même si elle souffre d’une dépression sévère. Ce n’est pas forcément l’avis du psychiatre. Cela se traduit de la part des magistrats par de nombreuses incitations aux soins sur des personnes ciblées, au détriment d’autres, dans une visée uniquement psychocriminelle.