Rompre la solitude et maîtriser les attendus français. Telles sont les deux principales réponses au questionnaire rempli par les familles résidentes du centre d’accueil pour demandeur d’asile (Cada) d’Evry-Courcouronnes (Essonne). « Notre public est préoccupé par les différents modes d’éducation observés entre le pays de naissance et ici », pointe Véronique Rakotomanana, cheffe de service du centre d’accueil géré par l’association Coallia. « Par exemple, sur le continent africain, l’entourage familial et les voisins soutiennent activement les mamans qui se trouvent souvent isolées en arrivant en France. »
Assistantes de service social (ASS), techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF), éducateurs spécialisés… Pour de nombreux professionnels, le soutien à la parentalité dans un contexte d’interculturalité s’inscrit dans le panorama des enjeux quotidiens. Faute d’apports théoriques en formation initiale, ils ont de plus en plus recours à des modules pédagogiques ponctuels pour répondre à ce défi. « Les travailleurs sociaux ont besoin d’appréhender les conséquences – positives ou négatives – que l’exil ou la migration peuvent avoir sur la parentalité ainsi que les obstacles rencontrés par les parents dans le tissage des liens avec leurs enfants », témoigne Marie Pere, formatrice et animatrice de groupes d’analyse des pratiques professionnelles pour l’organisme Epsilon Melia. « La vulnérabilité des familles dépend d’un cumul de facteurs tels que la précarité, une migration récente ou la fragilité psychique. La prise en compte des particularités de ce public s’avère cruciale pour l’accompagner correctement », abonde Gaëlle Guernalec Levy, directrice et fondatrice de Papoto (Parentalité pour tous), association engagée dans la formation au développement de l’enfant et au soutien à la parentalité pour les familles en situation de fragilité psychosociale.
Pour ceux qui vivent l’exil et le déracinement, garantir une sécurité affective à leurs enfants dans un contexte aussi précaire est souvent une gageure. « Lorsqu’un parent est blessé et endeuillé en raison des pertes et des ruptures subies, il lui est difficile de se montrer disponible psychiquement et émotionnellement », explique Ivy Daure, docteure en psychologie interculturelle et superviseure d’équipes de travailleurs sociaux depuis quinze ans. Des réalités auxquelles s’ajoutent les effets des traumatismes subis durant le parcours d’exil.
« Les professionnels que je rencontre ont vraiment à cœur de repérer les signes de mal-être chez les enfants, confie Marie Pere. Nous travaillons donc beaucoup sur ce qui peut mettre en difficulté la parentalité et sur les éléments fondamentaux de la théorie de l’attachement. » En parallèle, l’appréhension de la notion d’enculturation se révèle essentielle car la transmission intergénérationnelle vient se confronter à l’acculturation qui, pour sa part, implique un changement de comportements et un bouleversement psychologique. « En perdant leurs coutumes, les familles peuvent avoir le sentiment de devoir choisir entre leurs pratiques culturelles d’origine et les pratiques françaises dont il faut se saisir pour s’intégrer. Aborder les différentes formes d’accouchement est un excellent outil de compréhension pour les professionnels », précise Marie Pere.
Pour ces parents déracinés, difficile d’y voir clair. « Si les enfants nés dans un pays d’accueil sont des enfants multiculturels, le mouvement ne s’arrête pas à la génération des parents », détaille Ivy Daure. « Pourtant, les travailleurs sociaux ne questionnent pas toujours l’impact qu’a eu la migration. » Partant du principe qu’une fois en France le chemin d’exil fait partie du passé, ils envisagent l’accompagnement dans un « ici et maintenant » au lieu de le percevoir comme une continuité. « Or l’histoire des individus ne connaît pas de frontières », insiste la docteure en psychologie.
Essentielles pour nouer des relations avec les familles, ces connaissances sont par ailleurs indissociables du respect du cadre de référence propre à chacun. « Penser qu’une mère n’aime pas son enfant car elle ne le lui dit pas est, par exemple, une mauvaise déduction. C’est peut-être ce que le professionnel attend en raison de sa propre logique, de ce qui constitue, pour lui, la parentalité », souligne la psychologue. Ainsi, sans questionner les définitions de l’éducation de l’autre, les travailleurs sociaux ont peu de chances de parvenir à conseiller. « J’observe beaucoup de quiproquos chez des professionnels, qui, malgré leurs bonnes intentions, méconnaissent la diversité des méthodes éducatives et l’importance de s’affranchir de ce qu’ils attendent des familles. Les préjugés empêchent d’accompagner correctement », affirme Ivy Daure.
Des propos confirmés par Marie Pere qui pose la déconstruction des représentations au centre de sa pédagogie. « Au préalable, je présente le cadre de référence de la parentalité tel qu’on le connaît. Aujourd’hui, l’autorité n’est plus descendante, le dialogue et la négociation sont de mise. » Par le biais d’échanges sur des thèmes comme celui de l’affection, les travailleurs sociaux formés sont à même d’envisager les attentes présentes dans d’autres cultures. L’objectif ? Se décentrer pour comprendre « l’autre » et tenter de le rejoindre. Pour y parvenir, le premier prérequis repose sur la reconnaissance de la validité des différences, qui permet ensuite d’aider le public à adopter une posture parentale multiculturelle et à valider ses compétences. « La sensibilité parentale se situe dans la capacité à répondre aux signaux émis par son enfant de manière chaleureuse et cohérente », souligne la directrice de Papoto. « En termes d’approche, la France mise sur la valorisation des parents, afin de renforcer la confiance dont ils disposent concernant leurs capacités. »
Après avoir bénéficié de la formation de trois jours proposée par Marie Pere, Véronique Rakotomanana retient des clefs pour entrer en relation : « Il faut pouvoir marquer son étonnement face à une situation qui nous surprend. Et, surtout, questionner afin de connaître les raisons sur lesquelles s’appuie un parent quand il agit. Cela permet ensuite de pouvoir évoquer les pratiques françaises. Comparer sans jugement est vertueux. La relation est ainsi basée sur un pied d’égalité qui permet aux familles de faire leurs propres choix. » Une approche nécessaire pour ne pas déposséder le parent de son rôle éducatif. « En étant frontal, la mère ou le père risquent de passer la main aux professionnels et de se désinvestirent », prévient Ivy Daure.
Lors des formations qu’elle dispense, l’association Papoto conseille les professionnels sur la posture à privilégier lorsqu’ils animent des ateliers collectifs. « Nous encourageons à utiliser le “nous” au lieu du “je”. Pour faciliter l’alliance avec les familles, nous conseillons aussi aux acteurs de parler un peu d’eux. Les personnes exilées doivent régulièrement raconter leur histoire, ce qui crée une dissymétrie avec des interlocuteurs qui ne se livrent pas. D’autant plus que la crainte de se trouver dans le viseur de la protection de l’enfance est courante », assure Gaëlle Guernalec Levy.
Une limite subsiste toutefois : le respect de la loi française en cas de violences. « L’interculturation, c’est la négociation entre les loyautés. Je convoque donc toujours les parents en leur demandant s’ils pensent que les corrections qu’ils donnent à leurs enfants sont justes ou utiles. Quoi qu’il en soit, je leur rappelle qu’en France, une autre façon de faire est proposée », souffle Ivy Daure. Pour sa part, la cheffe de service du Cada observe peu de cas de maltraitances graves. « Il s’agit davantage de violences éducatives ordinaires sur lesquelles nous pouvons agir. Récemment, à la suite de nos échanges, une mère de famille a décidé de ne plus accepter de violences commises sur son enfant. Dans son pays d’origine, il est admis que l’entourage ou les voisins réprimandent, voire tapent, lorsque les parents sont absents. Sur cette question-là, elle a adopté le principe de la France. » Pour les travailleurs sociaux, le curseur se place au niveau du bien-être de l’enfant et sur les potentielles situations de danger auxquelles il pourrait être confronté.
Si cet accompagnement est censé permettre aux enfants de trouver leur place dans la société française, en s’appropriant leurs différentes cultures, il se heurte bien souvent au manque de moyens au sein des structures ou aux différentes lois de plus en plus sécuritaires. « La posture de parent ne peut pas se construire dans l’isolement, la clandestinité, la détresse ou la peur du lendemain », conclut Ivy Daure.
→ Les clefs pour repérer un mineur insécure selon Marie Pere : regard fuyant, traits de visage figés, pas de recherche de réconfort auprès du parent ni de tristesse lorsqu’il s’en sépare. Incapacité à nouer des relations privilégiées.
→ La chaîne Youtube « Papoto Parentalité pour tous » met à la disposition des professionnels des vidéos traduites en 18 langues pour comprendre le développement du jeune enfant de 0 à 6 ans.
« Assurer la légitimité est le rôle du professionnel qui remet les parents à la place de sachants de leur histoire, de leur culture et de leur langue. Il faut les rassurer sur le fait qu’ils ont beaucoup à transmettre. »
Ivy Daure, docteure en psychologie interculturelle