Désireux de lutter contre « l’oubli de la question sociétale » qui fait des parents les principaux responsables des maux qui affectent la société, le docteur en sociologie Claude Martin défend l’idée d’une remise en perspective, dans laquelle la parentalité « ne peut s’envisager hors des conditions sociales dans lesquelles elle s’exerce ».
Claude Martin : Totalement intégrée dans le langage courant depuis les années 1990, la parentalité est une notion récente. Apparu dans les années 1970, ce néologisme est utilisé pour désigner les pratiques des parents, ce qu’ils font, plutôt que qui ils sont. Cet aspect comportemental est particulièrement marqué en anglais, puisque les anglophones parlent de parenting, transformant le substantif en verbe qu’ils conjuguent – je parente, tu parentes…
En revanche, l’idée même d’éduquer les parents, et en réalité presque exclusivement les mères, est bien plus ancienne. Dès la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, on a cherché à leur apprendre à adopter de bonnes pratiques pour garantir aussi bien le nombre que la qualité de leurs enfants. Ces enjeux ont été débattus par des experts dans des congrès internationaux des deux côtés de l’Atlantique au tournant du XXe siècle. Dans l’entre-deux-guerres, la question du périmètre du rôle des parents au regard de l’intervention de l’Etat a fait l’objet d’intenses débats. Créatrice de l’Ecole des parents en 1929, Marguerite Lebrun-Vérine estimait ainsi que certaines questions relevaient de la compétence exclusive des parents. Quand des enseignantes ont par exemple voulu éduquer les jeunes filles à la question de la sexualité, on a considéré que cela constituait un empiètement de l’Etat sur la fonction parentale. Après la Seconde Guerre, la protection maternelle et infantile a prolongé cette logique d’éducation des parents.
Les discours sur la parentalité s’organisent autour de deux pôles. D’un côté, on cible les milieux sociaux défavorisés, ce que montrent encore aujourd’hui les récentes déclarations sur la défaillance parentale, considérant que nombre de ces parents sont incapables, incompétents et à la source de nombreux problèmes sociaux comme la délinquance ou l’hyperviolence des jeunes. Non sans rappeler les idéologies conservatrices des années 1930, où la peur du lendemain poussait à s’agripper au passé, ce discours répond à un besoin de réassurance, une logique de restauration, et entraîne une focalisation sur le déficit d’autorité.
De l’autre côté, un discours différent s’adresse plutôt aux parents des couches moyennes et supérieures éduquées. Conscients d’être au cœur de périodes de grandes turbulences, ces parents s’inquiètent du risque de déclassement qui pourrait concerner leurs enfants du fait des difficultés d’insertion et de moindre rendement des diplômes. Inquiets, ils sont prêts à tout faire pour garantir la performance de leurs enfants et se lancent dans une quête éperdue pour « optimiser » leur descendance et assurer sa réussite. Dès qu’on parle de parentalité dans ce contexte, on entend résonner de manière un peu assourdissante l’idée d’éducation positive érigée en dogme. Cela se traduit par une abondance d’injonctions. C’est pourquoi ces adultes deviennent de gros consommateurs du marché du conseil aux parents, qui a explosé après la Seconde Guerre, que ce soit aux Etats-Unis avec Benjamin Spock ou en France avec Françoise Dolto, et qui se traduit par une kyrielle de manuels utilisés pour s’initier au métier de mère.
L’idée de déterminisme parental a été avancée de manière critique par le sociologue Frank Furedi. Ce concept consiste à soutenir que les pratiques parentales sont la cause de nombreuses difficultés qui se posent aux enfants – échec scolaire, violence, drogue, santé mentale, etc. – et, par extension, de nombreux problèmes sociaux qui affectent la société. Cette responsabilité commence avant même la naissance, justifiant des interventions précoces pourtant controversées, comme ce que préconise l’idée du focus sur les mille premiers jours. L’accusation de défaillance débute dès la grossesse, où les comportements parentaux, principalement maternels, feraient courir des risques à leur progéniture au niveau cérébral, et se poursuit quand ils ne sont pas capables d’accompagner leur enfant dans son développement, par exemple sur le plan scolaire. Je ne dis évidemment pas que la défaillance parentale n’existe pas. Certains parents constituent des menaces pour leurs enfants, mais il s’agit tout de même d’une infime minorité.
Quand on brandit cette idée, on finit par essayer d’expliquer tous les phénomènes par cette cause première. On a, par exemple, très vite interprété les émeutes de l’été dernier par le fait que 60 % de mineurs entendus par la justice après cet événement venaient de familles monoparentales. Qu’on parle de mères défaillantes ou de mères débordées, le résultat est qu’on les accable.
Je pense qu’il faut éviter cette vision stéréotypée qui rétrécit ce qu’est le travail de socialisation des enfants. En réalité, ils sont très vite confrontés à beaucoup d’autres agents de socialisation, d’autres institutions que la famille. Dans le cas des émeutes, transformer en responsabilité parentale une explosion sociale provoquée par la mort d’un jeune et par des décennies de climat explosif plus ou moins latent entre jeunes et police tient du déni.
Si l’on veut soutenir les parents, plutôt que de cibler les familles précarisées, il faut d’abord faire un diagnostic adapté de ce qu’est la condition parentale. Par exemple, être parent en situation monoparentale après une séparation concerne tous les milieux sociaux. Ce qui diffère, ce sont les inégalités des trajectoires post-divorce, selon le genre et les classes sociales. Si l’on fait comme si le travail parental était une pratique universelle et intemporelle, sans dimension anthropologique ou historique, on est complètement hors sol. Les parents ne font pas leur travail dans une bulle. La condition parentale ne peut s’envisager hors des conditions sociales dans lesquelles elle s’exerce : l’habitat, l’environnement urbain ou non, les horaires de travail, la distance aux services publics, etc. En réalité, les parents font le plus souvent ce qu’ils peuvent avec les contraintes qui sont les leurs. A quoi correspond cette idée complètement saugrenue qui revient à penser que certains parents font exprès de faire le plus mal possible ? Je ne crois pas qu’en se défaussant sur les parents, on soit sur la bonne voie.
On ne peut se contenter d’une discussion qui se place à l’échelle du seul comportement. On ne cesse de personnaliser, d’individualiser, de décollectiviser et de dépolitiser ces questions. De segmenter ce qui est une combinaison complexe entre déterminations, contraintes et capacités d’agir. On est obligé de lier parentalité et société. Pour commencer, la dimension générationnelle ne peut pas être occultée. Parce que les adultes savent qu’ils ne peuvent pas reproduire ce qu’ils ont connu, puisque la façon d’agir parentale s’est déroulée dans des conditions aujourd’hui obsolètes, ils s’interrogent sur ce qu’ils peuvent transmettre, ce qu’ils doivent garder et ce qu’ils peuvent faire évoluer. La socialisation est un processus dans lequel on garde et on abandonne. Les discours qui tendent à restaurer le passé ou, au contraire, ceux qui veulent faire table rase pour créer un ordre nouveau – en d’autres termes, casser le fil entre le passé et le futur – ouvrent des périodes périlleuses.
Des collègues, au Royaume-Uni, ont créé un centre de recherches autour des cultures de parentalité. Ils étudient les variations de conception de l’exercice parental selon les cultures, le genre, les milieux sociaux et les trajectoires migratoires. Des travaux ont par exemple été menés sur la façon dont des parents originaires d’Europe du Sud et ayant migré en Norvège perçoivent et ajustent leurs pratiques parentales au modèle préconisé dans ce pays. Ce qu’on estime important ou prioritaire diffère beaucoup d’un pays à l’autre. Il ne faut évidemment pas imposer ex abrupto des normes qui sont les nôtres à des milieux qui en sont éloignés et sont désarçonnés par le fait que ce qui était bon pour eux devient mauvais pour ceux qui les environnent. On doit réintroduire de la complexité et de la diversité dans le débat, et surtout le faciliter. Cela permettra à la fois aux communautés accueillies de trouver un chemin de compromis et aux dominants de prendre conscience que leur conception d’une parentalité adéquate doit être discutée. C’est sans doute comme cela qu’on arrivera à faire société. Mais certainement pas en érigeant des murs autour de nous et en rejetant ce qui est différent.