« Allô, 119 bonjour. Vous appelez pour évoquer une situation en relation avec des enfants ? » La phrase se répète inlassablement au pré-accueil du Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger (Snated). Le ton posé et chaleureux de Claude, agent depuis douze ans, contraste avec celui de ses interlocuteurs. Au bout du fil, les cordes vocales se serrent, les voix tremblent et l’empressement est palpable. Il y a urgence à dire, à révéler. Avec un objectif : protéger. La succession d’appels en témoigne. Une famille d’accueil encouragerait un enfant à se suicider ; une personne condamnée pour pédophilie continuerait de travailler auprès de mineurs ; une grand-mère s’inquiète pour ses petits enfants dont elle n’a plus de nouvelles ; un père violerait régulièrement son fils ; la mère d’un jeune garçon se trouve démunie face aux agressions commises par son enfant ; des parents viennent d’apprendre que leur fille se prostitue près de son collège… Autant de situations décrites brutalement, en l’espace d’une poignée de minutes.
Ouvert tous les jours de 7 h à 23 h, le pré-accueil du Snated recense entre 700 et 1 000 appels quotidiens. Pour y répondre, dans le bureau qui leur est réservé, deux agents questionnent, rassurent et contiennent l’émotion. Le but : orienter tous les mineurs, parents, amis, voisins ou professionnels souhaitant faire part du danger qu’ils courent ou qu’ils observent chez des jeunes de leur entourage. Sur l’ensemble des appels entrants, 93 % sont traités.
Ce matin, face à la multiplicité des situations décrites, Claude gère le flux. Rapides, ses prises de décision reposent sur une alternative principale : soit les interlocuteurs patientent et sont mis en relation avec les écoutantes(1), soit ils sont invités à rappeler. C’est à lui de juger, selon le niveau de danger pressenti et le protocole instauré. « L’écoute est primordiale, mais nous devons être concis. Nous vérifions que l’âge du jeune concerné n’excède pas 20 ans et nous identifions le type de risques auquel il est exposé. Les appels de mineurs sont traités en priorité, détaille l’agent du pré-accueil. Les victimes ne rappellent jamais. Nous les orientons directement vers les professionnels pour des entretiens. » En parallèle de la réception d’appels, toutes les cinq minutes, l’agent reprend en ligne le public qui patiente. Et ce, dans un souci d’accompagnement. « Ils doivent parfois attendre de longues minutes ou rappeler plusieurs fois, admet-t-il. Nous ne rentrons pas trop dans les motifs, le discours doit être gardé pour l’échange avec les écoutantes. »
Face à lui, une baie vitrée donne sur l’open-space réservé aux professionnels qui prennent en charge les déclarations d’appelants provenant de l’ensemble du territoire, collectivités d’outre-mer comprises. Composé de 38 salariées qui travaillent en rotation, le pôle d’écoute assure le fonctionnement du service 24 heures sur 24. Les missions s’effectuent sur place ou en télétravail.
Aujourd’hui, cinq écoutantes sur sept sont présentes. Dans le grand espace aux stores bleus, l’ambiance est plus feutrée qu’au pré-accueil, et les conversations téléphoniques plus longues. Ici, place aux questions : « Quel âge as-tu ? », « D’où appelles-tu ? », « Tu parles tout bas pour qu’on ne t’entende pas ? », « Tu en as déjà parlé ? » … Elles s’enchaînent avant que le contenu de la conversation prenne un autre cap. L’état des lieux de la situation est formalisé à voix haute et les solutions sont abordées. Derrière ses lunettes, le regard de Mélanie marque sa détermination. En pleine conversation, son front plissé atteste de sa concentration pour énumérer les éléments qu’elle transmet avec pédagogie à son interlocutrice. Rassurant, le discours concentre plusieurs possibilités d’extraction d’une situation familiale complexe où s’entremêlent violences psychologiques, physiques et inceste. Après avoir raccroché, le visage de la professionnelle se radoucit. Il est maintenant temps de reprendre les informations écrites sur un cahier durant l’appel pour en dresser le bilan dans le logiciel Lisa, dédié à la gestion des transmissions du service. « Je prépare un texte factuel. Je vais le faire partir en urgence car il y a une angoisse de mort chez l’appelante, indique-t-elle. Nous essayons de rester objectives et de ne pas juger, mais au regard de l’imminence du danger, nous orientons forcément nos écrits. » Une fois rédigé, le texte est transmis à l’équipe de coordination du service, chargée d’assurer l’interface avec les départements.
Dans leur ensemble, les appels au 119 donnent lieu à des orientations ou, en fonction du cadre légal, à des conseils directs des professionnels. Mais en majorité (57 %), les comptes-rendus sont transmis aux cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip) des départements en raison des dangers ou des risques identifiés. Une tendance en grande augmentation. Sur un nombre de dossiers équivalant, près de 17 000 informations préoccupantes (IP) ont été dénombrées sur l’année 2022, contre 12 000 en 2012. Les suites données par les Crip varient entre évaluations en protection de l’enfance et sociale de la famille, signalement auprès du procureur de la République ou transmission du dossier à d’éventuels services déjà en charge de l’accompagnement des personnes. En cas d’extrême urgence, les coordonnateurs saisissent directement le procureur.
« Chaque appel est unique et nous savons ce que nous recherchons », affirme Elisa, écoutante depuis deux ans. Au cœur du métier, le repérage de la maltraitance ou de la négligence. « C’est au travers de nos questions que tout se joue, souligne-t-elle. Par exemple, lorsque l’appelant me parle de violences, je lui demande de les caractériser, je cherche à connaître leur fréquence. C’est le cumul d’éléments qui détermine la nécessité de déposer une IP. » Ce mode opératoire se voit complété par une bonne collaboration au sein de l’équipe. « Si j’ai un doute, je mets l’appel en pause et je demande son avis à un collègue. »
Juristes, psychologues ou éducateurs spécialisés, le recrutement de personnels aux profils hétérogènes est un moyen de croiser les regards et d’enrichir l’évaluation des situations. Psychologue de formation, Elodie est écoutante depuis quinze ans. « Tout ne peut pas être normalisé, pointe-t-elle. Le curseur pour identifier le danger dépend aussi de soi. Chacun travaille différemment. Pour des problèmes éducatifs, certains collègues s’appuient sur le cadre juridique, quand moi je tente de mettre à plat les résistances des appelants, de leur faire faire un pas de côté. Cela permet de gagner du temps. » Bien que les violences y soient déclinées, la neutralité du contenu des comptes-rendus change donc d’une écoutante à l’autre. « Nous sommes un relais, poursuit Elodie. Quand j’écris, je pense aux assistantes de service social qui reprendront le dossier. » Pour accompagner les salariées dans leurs pratiques, des supervisions groupées avec une psychologue s’organisent deux fois par mois. Une manière de s’extraire de certaines réalités sociales impactantes. « Ces réunions me rassurent sur certaines décisions, avoue Elisa. Elles me libèrent d’histoires qui m’ont affectées. » Elodie abonde : « Nous sommes entre nous, nous rencontrons les mêmes difficultés, donc on y parle le même langage. »
Plus globalement, si le téléphone constitue un médium fondamental, le Snated a élargi son panel d’outils. Depuis mai 2021, les jeunes de moins de 21 ans peuvent contacter le service via un tchat. Un point d’entrée différent pour des objectifs identiques : 19 écoutants ont choisi de l’utiliser, sur la base du volontariat. Martin s’y investit régulièrement, sur des tranches de quatre heures. « C’est adapté à la communication actuelle des jeunes. Il n’y a pas de bruit, cela crée une distance et ils peuvent pleurer, détaille-t-il. Certains posent de longs “copiés-collés” quand d’autres ont un rythme d’écriture soutenue. Le tchat permet de questionner les collègues simultanément et de tranquilliser les mineurs. » Depuis 2023, avec cette même volonté d’adaptation aux réalités sociétales, trois professionnelles du Snated collaborent sur un dispositif spécifique de lutte contre la prostitution des mineurs. Celui-ci se caractérise par un accompagnement dans la durée, avec, en ligne de mire, l’apport de réponses à l’échelle nationale. L’an dernier, 143 situations ont été suivies. Prochain challenge : l’ouverture en 2025 d’une ligne d’écoute dédiée aux professionnels exerçant auprès d’enfants.
« Il est primordial de prendre du recul. La supervision et les échanges entre collègues permettent de récupérer, de rester focalisé sur la transmission d’éléments clairs. Nous n’avons pas à partager nos affects. Nous devons formuler un écrit compréhensible pour la Crip afin de garantir l’aide aux enfants. »
Mélanie, écoutante et psychologue
→ 39 022 personnes ont contacté le Snated en 2022 : 13,5 % sont des mineurs victimes et 33 % font partie de la famille proche de l’enfant concerné.
→ La part d’appels de professionnels s’élève à 7,9 %.
→ 31 873 enfants distincts ont fait l’objet d’une IP déposée par le 119 en 2022.
→ Dans 65 % des cas, les évaluations des Crip donnent lieu à des mesures d’aide éducative à domicile.
Principaux types de dangers évoqués
→ Violences psychologiques (54 %) ;
→ Négligences envers l’enfant (48,5 %) ;
→ Violences physiques (36,2 %) ;
→ Conditions d’éducation compromises (20,6 %).
Financements
Le budget annuel du Snated-119 dépend de fonds de l’Etat (50 %) et des départements et collectivités compétentes (50 %).
« Les temps d’écoute quotidiens n’excèdent jamais six heures. En termes de disponibilité psychique, on ne peut pas faire plus. C’est très sécurisant de pouvoir s’entretenir avec les coordonnateurs sur les situations difficiles car on s’autorise à douter. »
Martin, écoutant et ancien éducateur spécialisé
(1) Nous avons pris le parti de parler de « professionnelles », la grande majorité de l’équipe étant composée de femmes.