« Ça va chauffer ? On n’entend rien ! Est-ce que ça va chauffer ? » Alice Vignes – perruque peroxydée et lunettes noires – donne de la voix dans son micro, face à une salle mi-amusée, mi-médusée. « Nous allons faire le courrier du cul : on voudrait récolter vos envies, vos passions, vos désirs, vos fantasmes… » Le ton est donné. Sanglée dans une jolie robe à pois, la jeune femme parcourt la scène de long en large pour aller chercher les regards, bousculer, troubler. Le petit jeu ne laisse pas indifférent son co-animateur Adrien Michon, qui reprend la main tout en réajustant crânement son Stetson de cowboy : « J’ai un peu froid, j’aurais besoin qu’on réchauffe l’atmosphère ! On a trente minutes pour faire péter le thermomètre à l’espace Charenton ! On en a ras-le-bol de ce tabou où on ne peut pas parler de “bites”, on ne peut pas parler de “chattes”. Merde ! On est là pour taper dedans enfin ! »
Eclats de rires, gloussements, mines rougissantes, l’auditoire – une centaine de personnes dont la moitié est polyhandicapée ou porteuse de handicaps intellectuels et l’autre composée de travailleurs sociaux – se laisse petit à petit gagner par l’ambiance à la fois joyeuse, décomplexée et volontairement provocatrice. Le tandem use d’un franc-parler qui peut désarçonner. L’une est assistante sexuelle, l’autre membre-formateur de l’association suisse Corps solidaires, destinée à promouvoir l’accès à la sexualité des personnes en situation de handicap. « J’ai le droit, je peux demander, je suis légitime dans mon désir », égrène Alice Vignes avec gourmandise. Pendant que le fauteuil d’Adrien Michon est hissé sur les planches, grâce à une plateforme automatique, la jeune femme lui demande, badine, comment se porte sa vie sexuelle… « C’est chaud, ça m’emporte, ça fait des tourbillons dans mon ventre… Je suis tout électrique… Levez la main, ceux qui ont eu envie de quelqu’un d’autre depuis ce matin ? » Des bras se tendent ça et là, quelques murmures, des mots crus éclatent plus loin. L’heure à suivre est faite pour décoincer, dédramatiser, normaliser. Un ballet de questions-réponses sans retenue devant une assemblée ravie de pouvoir se lâcher. Et les plus gênés sont plutôt du côté des professionnels qui n’avaient pas forcément anticipé l’ambiance grivoise de ces « journées orgasmiques ».
Organisé les 6 et 7 juin par le Crédavis – qui forme à la prise en compte de la dimension amoureuse et sexuelle des personnes en situation de handicap accompagnées ou accueillies en institutions – et le centre ressource régional Intimagir Ile-de-France porté par le Creai (centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) –, ce festival souhaitait avant tout ne pas confisquer la parole aux principaux concernés. Résultat, la plupart des intervenants sont des experts d’usage, qu’ils soient résidents de foyers de vie ou de maisons d’accueil spécialisées (MAS), couples bénéficiant d’une aide à la parentalité, pairs-aidants…
Directrice du Creai Ile-de-France, Lydie Gibey est elle-même étonnée devant l’ampleur du succès de cet événement transgressif. En parlant de sexualité sans tergiverser, les différents orateurs s’affranchissent d’un puritanisme encore parfois très présent. « Il reste de nombreux obstacles au droit à une vie intime et sexuelle liés à l’organisation même des institutions. Comment faire, par exemple, pour avoir une chambre avec un lit double ? Si beaucoup de choses existent pour se former et s’informer, c’est la mise en œuvre qui pèche. Cela reste compliqué de parler à sa famille ou aux éducateurs… »
Si l’accès des personnes en situation de handicap à une vie intime, affective et sexuelle est censé être garanti par les lois de 2002 et de 2005, ainsi que par la circulaire du 5 juillet 2021, la réalité est plus contrastée. Un grand nombre d’équipes éducatives ne se sentent pas encore à l’aise avec ces thématiques, préférant souvent botter en touche plutôt que de se confronter aux couples qui souhaitent se retrouver sous la couette, aux résidents qui se masturbent ou à ceux qui subissent des frustrations.
« Un certain nombre de professionnels n’ont pas pris conscience d’où ils en étaient, eux-mêmes, avec leur sexualité, estime Alexis Gannat, éducateur spécialisé, sexologue et responsable de formation au Crédavis. Tant qu’ils ne seront pas au clair avec leur propre corps, leur propre libido, ce sera très difficile pour eux d’accompagner les autres. Lorsque je demande aux résidents : “Pensez-vous avoir le droit de faire l’amour dans votre chambre ?” la grande majorité ne sait pas. Pourquoi ? Parce que les professionnels et l’institution en général n’en parlent pas. Le silence pour éviter les problèmes. »
Lors de ces « journées orgasmiques », destinées à déverrouiller les plus timorés, pas question de mettre la poussière sous le tapis. Ici, on ne dit pas « zizi », mais « pénis », on donne des conseils pour acheter des sextoys et on propose même de demander à son ergothérapeute comment adapter l’objet à son handicap. Alice Vignes, l’assistante sexuelle – dont les verres fumés trahissent l’ambiguïté d’un métier assimilé par la loi à de la prostitution –, lit à voix haute les petits mots écrits par l’assistance : là encore, l’heure n’est pas aux douces rêveries éthérées… « Comment faire un cunnilingus ? », se demande l’un. « Je veux une fellation ! », proclame un autre. Pour ceux dont l’autodétermination est encore trop souvent entravée, clamer haut et fort ses envies prend des allures de manifeste.
« Entendre parler les résidents avec un vocabulaire aussi trash est un véritable électrochoc pour beaucoup de travailleurs sociaux, poursuit Alexis Gannat. Ils réalisent ne pas avoir affaire à des petites choses fragiles, que ces personnes ont des désirs comme tout le monde. Il y a un réel tabou autour de la notion de plaisir. » Une gêne doublée de la peur de devoir affronter des grossesses non désirées ou des agressions… « S’emparer de la sexualité et de la vie intime, c’est presque un prétexte pour considérer plus largement les notions d’autodétermination et de singularité dans un collectif. Cela vient questionner l’horaire des repas, les allers et venues, l’opportunité ou non d’inviter un ami à manger dans l’établissement… C’est étroitement lié à la question de la dignité. »
Dans le hall jouxtant la salle de conférences, les festivaliers déambulent entre les stands : l’un propose des posters didactiques sur le cycle menstruel, un autre initie au « yoga fauteuil » ou à des massages relaxants. Le long du mur principal, l’exposition « A mon corps dérangeant » partage des instants de complicité charnelle marquée par le handicap. Les couples photographiés offrent avec appétit leur nudité heurtée à l’objectif.