A propos du suicide de Lily le 25 janvier dans un hôtel du Puy-de-Dôme, la députée Perrine Goulet s’est interrogée en ouverture d’une table ronde de la délégation aux droits de l’enfant, à l’Assemblée nationale : « On ne peut pas dire à des parents qu’ils sont défaillants et proposer une autre solution défaillante en échange. A un moment donné, il y a eu un raté » (Le Monde, 12 février 2024).
Malgré le drame, si tant est que l’on peut aller dans l’ironie, disons-le d’un trait, trivialement : « Cela ne se peut pas ! » En effet, aujourd’hui, les établissements de la protection de l’enfance n’ont jamais été autant encadrés par les pouvoirs publics en matière de bientraitance. Procédures, règles et dispositions légales abondent : évaluation interne et externe des établissements, contractualisation des prises en charge avec les différents partenaires (établissement, ASE, parents) et engagements réciproques (document individuel de prise en charge, projet de l’enfant), charte des droits de l’usager affichée et distribuée aux intéressés, obligation pour le personnel travaillant dans les établissements de justifier d’une virginité pénale très prude, formations dispensées aux éducateurs relatives aux questions de bonne distance et de bientraitance, etc.
Aujourd’hui, les voix se font plus nombreuses pour dénoncer un système en crise.
Nous sommes exactement dans ce que Max Weber dénonçait de son temps et qui préfigurait les heures les plus sombres de l’Histoire : « A son point de perfection, la bureaucratie obéit (…) au principe sine ira et studio (“sans ressentiment et sans parti pris”). Sa nature particulière, que le capitalisme intègre parfaitement, atteint son apogée lorsque la bureaucratie est parfaitement “déshumanisée”. E««≈lle s’accomplit en éliminant de l’administration l’amour, la haine et tous les éléments personnels, irrationnels et émotionnels qui échappent au calcul. Tel est l’essence de la bureaucratie et ce que l’on estime être sa vertu spécifique. » Une institution peut donc être parfaitement conforme aux procédures et attendus administratifs et légaux, et développer des accompagnements questionnants, voire maltraitants.
Les travers bureaucratiques se repèrent déjà dans la façon dont sont qualifiés les enfants réputés « difficiles » : « cas complexes », « en situation complexe », « incasables », etc. Derrière ces appellations se niche l’idée de leur faire porter la responsabilité, alors qu’ils/elles ne sont que le miroir de notre impardonnable « simplexité ».
Concernant les établissements de la protection de l’enfance, la première des « simplexités » est de s’être détourné du grand projet qui sous-tend le métier d’éducateur spécialisé : si, au départ, l’idée est pour celui-ci de s’adapter à la question du sujet (on « spécialise » l’accompagnement en fonction du sujet), aujourd’hui, du fait de l’institutionnalisation du travail, c’est au sujet d’entrer dans la « case » du projet institutionnel. Les projets de service ciblent un public, avec, en creux, l’idée – ou le fantasme – d’homogénéiser le profil des personnes susceptibles d’être accueillies. Les admissions s’organisent comme de véritables entreprises de profilage, au cours desquelles les professionnels vont chercher à se garantir l’adéquation entre le projet de service et la problématique de la personne concernée. Fâcheux paradoxe : les marges dans lesquelles évoluent les éducateurs, à la périphérie des centres et de la « normalité », sont à leur tour tissées de frontières et de territoires, de laissez-passer et de droits de passage. L’enfant « cas complexe », par définition, déjoue ces logiques de segmentation (d’où les « incasables »).
La deuxième des « simplexités » est d’avoir organisé le secteur sanitaire et social en silos : des blocs de compétences (handicap, protection de l’enfance, traitement de la délinquance des mineurs, pédopsychiatrie) se juxtaposent les uns aux autres, avec des financements propres et placés sous la tutelle d’administrations indépendantes les unes des autres. Or l’enfant en situation complexe se situe à la croisée des chemins. Il peut relever d’un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep), dans le secteur du handicap, mais avoir sa place dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs), en protection de l’enfance, puisque faisant l’objet d’une ordonnance de placement émanant d’un juge des enfants, et dériver vers une petite délinquance. Il faut donc être capable de croiser les regards et les compétences, de sortir du sérail.
L’addition de deux « simplexités » ne fait pas une complexité. Au contraire. Les enfants en « situation complexe » ne sont pas une génération spontanée. Ils ne peuvent pas s’intégrer dans un système « simplexe ». Sans compter que, de cette « simplexité », le « système » est susceptible de produire des enfants « cas complexes » : les difficultés que peut avoir un jeune en grande souffrance à trouver une place dans un système fait de « cases » et de « chapelles » peut entraîner des ruptures de parcours qui renforcent en retour et réaugmentent la complexité (le jeune est exclu/réorienté d’un établissement).
Pour travailler avec ces enfants, il faut accepter de saisir les rouages complexes de leur situation – la clinique – en prenant le risque de la rencontre. Etre capable de penser celle-ci à la croisée des disciplines, entre l’explicite et l’implicite, le dicible et l’indicible, en prenant en compte l’individu dans sa totalité, et non de façon fragmentée comme nous y contraignent les organisations segmentées. Resituer le jeune dans son histoire et tenir là où il vient nous mettre à l’épreuve, à savoir la relation.