En campagne pour sa réélection, le président Emmanuel Macron avait émis le souhait d’en rajouter une couche, quelques semaines seulement après la loi « Taquet » du 7 février 2022. En ligne de mire : le harcèlement sur les réseaux sociaux et les violences sexuelles, notamment incestueuses. La cause est légitime, mais les administrations et juridictions devant mettre en application ces textes peinent à suivre ce rythme effréné. S’agissant de la loi « Taquet », certains décrets se sont fait attendre pendant deux ans. Et même un décret ne garantit pas l’effectivité de la réforme sur le terrain, surtout quand les moyens font défaut.
Autre exemple stupéfiant : les violences faites aux femmes, une problématique qui concerne au premier chef les travailleurs sociaux. En une dizaine d’années, on compte une dizaine de lois, et une grand-messe : le « Grenelle des violences conjugales », en 2019. Cela va dans le bon sens, rétorqueront les optimistes. Certes, mais le résultat n’est pas à la mesure de cette frénésie législative, tant le décalage entre théorie et pratique est important : ordonnances de protection difficiles à obtenir, « téléphones grave danger » indisponibles (un peu plus de 4 500 appareils en 2023 pour toute la France), plaintes sans suites, condamnations dérisoires, peines non exécutées… Même si la voie judiciaire n’est pas la seule dans la prise en charge des violences faites aux femmes, elle est importante car, en principe, elle est contraignante. Mais les professionnels ne peuvent orienter judicieusement les victimes sur la base des seuls textes, sans connaître pratiques, usages et délais…
Les assistantes sociales témoignent du même scepticisme sur les risques psychosociaux. Le législateur a accordé la plus grande importance au harcèlement moral et plus encore au harcèlement sexuel, voire aux agissements sexistes. Mais les risques psychosociaux ne se résument pas à des situations extrêmes. La loi oblige l’employeur à protéger les salariés, car travailler ne doit pas rendre malade, ni physiquement ni mentalement.
La loi semble parfois dictée par l’éclairage médiatique. Des SDF au bord d’un canal parisien ? Une loi sur le droit au logement opposable, ou « Dalo » (5 mars 2007). Un manège qui s’écroule ? Une autre (18 février 2008). Un enseignant égorgé ? Encore une (24 août 2021)…
Mais une loi non opposable, qu’est-ce ? Une prose ? Ironie de l’histoire, le Dalo n’est pas vraiment opposable, ne garantissant pas un logement à la personne éligible au dispositif, mais une indemnité dérisoire (250 € par an et par personne, augmentée à 400 € par le Conseil d’Etat). Nous avions consacré un article au droit comme outil essentiel de l’accompagnement social(1). Il l’est effectivement, mais seulement si le texte est confronté à son application, sans quoi il risque d’induire en erreur, de déboussoler ceux qui s’y cramponnent.
S’agissant de la non-application des lois, l’accent est mis sur le droit pénal. Le chef de l’Etat a préconisé, le 12 juin 2024, « des peines plus rapides et plus lisibles ». A quoi cela rime, en effet, d’avoir un code pénal aussi répressif et des peines non exécutées ? Comment le professionnel et le citoyen – le justiciable – peuvent-ils bâtir leur raisonnement et utiliser cette discipline fondamentale qu’est le droit si son application est aussi aléatoire ? Cela remet en cause la confiance dans la loi et la justice.
Quant au secret professionnel et aux signalements, un point qui concerne les professionnels de santé, mais qui a de quoi laisser perplexes tant les travailleurs sociaux que les citoyens : à la suite du Grenelle des violences conjugales, l’article 226-14 du code pénal a été modifié pour autoriser le professionnel de santé à lever le secret « lorsqu’il estime en conscience que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences… » Autrement dit, si madame est presque morte et qu’en plus elle ne peut pas se protéger, alors le signalement est possible (mais pas obligatoire). Pourtant, l’article 223-3, bien plus ancien, sanctionne de cinq ans de prison l’inaction face à un péril ou à un « délit contre l’intégrité corporelle ». Le juriste et le législateur expliqueront qu’on ne parle pas de la même chose. La femme violentée aura plus de mal à saisir la nuance !