On nous parle souvent de la distance professionnelle ou de la juste proximité, comme une sorte de distance de sécurité à maintenir afin d’éviter tout débordement tel que les émotions, les remords, les regrets, les inquiétudes… Bref, ce qui fait humanité.
Longtemps dans la tentative d’une maîtrise parfaite de ces jeux de rôle, j’ai jeté l’éponge aujourd’hui. Bon, je ne suis pas encore à faire effraction dans ma vie de famille pour héberger un serial killer repentant, mais j’ai lâché du lest.
→ Quand Madame Meillow arrive essoufflée d’avoir parcouru ses 7 km à vélo dans la froidure de l’hiver, le visage rougi, les yeux débordant de larmes : « J’avais besoin de parler à quelqu’un »…
Je commence par nous faire un café et, autour du breuvage fumant, nos regards silencieux se répondent.
→ Lorsque Ludovic, sans abri, que je vois une fois par an lorsque mon bureau croise son tour de France, s’épanche sur sa putain de vie, les doigts jaunis, je lui offre une clope avec un sourire.
→ Tandis que Maël, fichu dehors par sa compagne et hébergé très provisoirement, vient me voir, content mais inquiet – il a enfin décroché un entretien d’embauche mais n’a que ses vieilles fripes sur le dos pour s’y rendre –, je demande à mon mec de bien vouloir trier son armoire, qui déborde d’une surconsommation mal assumée.
→ Et puis il y a aussi Sherilyne, 29 ans, qui va de squat en squat. Elle n’a pas de revenus parce qu’elle n’a pas de compte bancaire, et elle n’a pas de compte bancaire parce qu’elle n’a pas de carte d’identité, et elle n’a pas de carte d’identité parce qu’elle n’a pas de fric pour payer le timbre fiscal et la photo. Nous prenons rendez-vous à la mairie avant de passer au photomaton et au tabac. Je lui file 20 €, elle me les rendra un mois plus tard avec le versement de sa première allocation RSA.
→ Et Mike, 36 ans, au bout du rouleau, seul et alcoolique, qui me prend dans ses bras et me tape la bise avant de monter dans le camion du Samu : « Vous êtes comme une mère pour moi. »
Le lendemain, il s’excuse au téléphone, mais insiste pour me dire qu’il est quand même content de pouvoir compter sur moi, et que me comparer à sa mère, vieille, moche, froide et absente, ce n’était pas un compliment, avant de pouffer de rire.
C’est juste que, de temps en temps – et je sais que je ne suis pas la seule, coincée dans le mur glacé de l’institution, de ce qui est admis, de l’image du professionnel parfait –, j’ai envie d’être là. Aucune des personnes n’a abusé ou profité. La relation est restée professionnelle, pour rassurer les plus conservateurs. Et moi, je peux me regarder dans la glace.