À chaque séance, le même rituel. Sillonner le terrain en évitant les flaques et quelques chiens menaçants. Frapper aux portes. Prendre des nouvelles en signe de ralliement. Direction l’une des baraques du bidonville, qui fait office de salle des fêtes. Autour d’un billard, des canapés, des frigos, une télé. Au mur, des guirlandes et une parure de lit à l’effigie de Jésus. Compter les troupes. Jador, 3 ans, un morceau de pain à la main, sera le premier à la table. Bouboulina le rejoint, emmitouflée dans un peignoir Spiderman. Tous deux malaxent de la pâte à modeler. Jaune, blanche, verte, bleue. Ils créent des escargots, des maisons, des gogosi, ces beignets populaires en Roumanie. Puis vient le temps de chanter et de mimer : « J’ai un gros nez rouge, deux traits sous les yeux… » L’un et l’autre ne sont pas forcément très réceptifs. Mais ils finissent par participer. Et c’est déjà une petite victoire pour ces enfants roms qui ont fréquenté l’école maternelle avant de s’en éloigner. « Ils pleuraient beaucoup, explique Laura Guérin, médiatrice scolaire des Pupilles de l’enseignement public Atlantique-Anjou (PEP 44-49). Et les parents ont beau être convaincus de l’intérêt de les scolariser, la séparation, pour des raisons culturelles, est vécue difficilement. »
Niché au nord de Nantes, entre un cimetière et une bretelle de périphérique, le site des Basses-Landes fait partie des 15 terrains que suit l’association dans le cadre du programme de résorption des bidonvilles porté par la Dihal (délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement). Sa mission : permettre aux enfants d’aller à l’école, d’y rester et de s’épanouir. Sur le terrain, huit médiateurs et une cheffe de service. Soit l’équipe la plus étoffée du programme. Et ce n’est pas un hasard : le département de Loire-Atlantique compte le plus grand nombre de bidonvilles de l’Hexagone après la Seine-Saint-Denis… Sur ces seuls terrains d’intervention, en 2022-2023, l’équipe de médiateurs a permis l’inscription de 125 élèves. Parmi les 400 enfants âgés de 3 à 16 ans qui ont été dénombrés, 315 sont désormais scolarisés.
Un travail de longue haleine, qui commence par la sensibilisation des parents, souvent enfermés dans des logiques de survie. « La relation aux parents constitue plus de la moitié de notre travail, explique la médiatrice Laura Guérin. Il faut les rassurer, créer un lien de confiance, leur expliquer le fonctionnement de l’école, en leur faisant visiter l’établissement, lever les freins en débloquant des situations ou en réorientant vers les acteurs de la médiation sociale. » En trois ans, les résidents des Basses-Landes ont connu six terrains différents. Et autant de ruptures dans le parcours des enfants, tantôt privés d’eau et d’électricité, tantôt confrontés à l’éloignement de l’école, et même au refus d’inscription opposé par l’une des municipalités.
L’assiduité demeure un sujet complexe. A l’école Françoise-Dolto – la plus proche, à quinze minutes à pied –, les enfants viennent par vagues. « Un tiers est présent un jour sur deux, un deuxième tiers une fois tous les quinze jours », explique la directrice, Françoise Gillot. Parmi les principaux motifs d’absence : les périodes de travail des parents qui partent trop tôt pour assurer les trajets vers l’école, la peur d’être séparés des enfants, des allers-retours en Roumanie, la boue qui envahit les terrains l’hiver, et surtout le manque de transports dans des zones éloignées de tout… Depuis la Prairie de Mauves, à l’est de Nantes, où les PEP interviennent sur l’un des six bidonvilles, il faut compter quarante minutes à pied pour rejoindre le collège. « On n’a pas de souci avec les élèves logés à proximité en habitat social, mais ceux du bidonville, très enclavé, on les voit très peu », explique Stéphanie Poulain, assistante sociale au collège Sophie-Germain, qui a parcouru elle-même le trajet pour prendre la dimension du problème. « A partir du moment où on ne leur donne pas les moyens de mettre leurs enfants à l’école, il est difficile d’avoir un discours éducatif ferme. »
Dans l’ensemble, la majorité des non-inscrits sont des collégiens ou lycéens. « A l’adolescence, les garçons ont envie de faire autre chose, d’aider les adultes à travailler, illustre Laura Soyer, directrice générale adjointe des PEP 44-49. Certaines jeunes filles peuvent avoir envie de fonder une famille, lorsqu’elles ne sont pas en proie à l’emprise de leur belle-famille qui préfère les déscolariser pour s’occuper des enfants. » Et, souvent, les retards pris en raison d’une scolarité erratique deviennent insurmontables. « Même les élèves les plus motivés peuvent se retrouver avec un tel décalage de niveau qu’ils se sentent comme des extraterrestres au sein de la classe et finissent par se décourager », poursuit Stéphanie Poulain.
D’où l’intérêt de scolariser au plus tôt. « C’est un véritable enjeu, insiste Laura Guérin. Ces enfants n’ont pas forcément les codes, peinent à rester assis dans une classe. En maternelle, ils apprennent à respecter les règles du groupe, la maîtrise du français, la tenue du crayon… Tout cela sans pression, parce qu’il n’y a pas l’apprentissage de la lecture. » L’association a même choisi de les accompagner avant l’entrée en maternelle, à travers des groupes parents-enfants ou des ateliers de psychomotricité. Au terrain du Perray, à l’est de Nantes, c’est dans l’église bâtie de bric et de broc que la médiatrice Mathilde Giambertone et la psychomotricienne Anne Le Breton accueillent les enfants âgés de 6 mois à 3 ans. Tout sourire, ils franchissent des tunnels, se lovent dans un hamac que bercent, au son d’une comptine, les deux professionnelles… « En caravane, les enfants n’ont pas d’espace. Ils sont souvent assis. Ce n’est pas favorable au développement psychomoteur, à la musculation et au tonus du dos, explique Anne Le Breton. Avec des exercices d’éveil sensoriel, on travaille la stimulation vestibulaire [qui participe au maintien de l’équilibre, Ndlr]. Mais aussi la séparation d’avec les parents, en utilisant par exemple un ballon qu’on éloigne ou une cabane depuis laquelle ils ne sont plus visibles. »
Présents sur les terrains, les médiateurs le sont aussi auprès des différents acteurs de l’Education nationale, en particulier les équipes éducatives. Un travail essentiel, selon Françoise Gillot : « Cela permet d’avoir un interprète avec les familles qui ne parlent pas français. Et surtout de maintenir le contact pour que les enfants viennent régulièrement. » Comme d’autres, elle a été invitée à rencontrer les familles chez elles. Un moyen à la fois de créer un lien de confiance et, pour les enseignants, de rendre concrète la situation des élèves. « J’ai fait des découvertes sur la précarité, les conditions d’hygiène, la disponibilité que les enfants peuvent avoir alors qu’ils ont toujours le couperet de l’expulsion en tête, poursuit Françoise Gillot. Cette réalité relativise les exigences qu’on peut avoir envers eux. Mais nous partons du principe que plus ils sont scolarisés, mieux ils s’intégreront. Avec l’objectif, à minima, de les amener à lire et parler le français. »
Parce que l’intégration ne se limite pas à l’école, l’association multiplie les activités extrascolaires : séjours en centres de vacances, sorties au musée ou au Planétarium, réalisation de podcasts… Ce mercredi, les jeunes filles du Perray avaient rendez-vous pour un atelier de socio-esthétique. Au programme : maquillage, gommage et manucure, pour « prendre soin de soi et des autres ». L’occasion de partager un goûter, d’écouter de la K-pop entre filles, et de se livrer, parfois, sur des réalités crues. « Nos parents ne veulent pas qu’on sorte des terrains, de peur que d’autres communautés nous kidnappent pour nous marier, explique Valentina, 15 ans, qui va toujours à l’école accompagnée de ses camarades roumaines. Ces activités sont des moments de liberté ! » Elles sont aussi l’occasion d’évoquer leur scolarité dans un monde parfois hostile. « En 6e, certains nous critiquaient, nous traitaient d’“espèces de Roumains puants”, “moches et pauvres”. Je ne voulais plus aller en cours, même si mes parents me disaient que c’était bien pour moi. » Les chemins vers l’école sont décidément sinueux et semés d’embuches.
« Les ateliers de psychomotricité avec les tout-petits permettent de travailler les prérequis aux apprentissages : accepter le cadre collectif et la séparation avec la figure d’attachement, aller vers le jouet et le mouvement… tout en accompagnant la parentalité de manière informelle. »
Mathilde Giambertone, médiatrice scolaire