C’est un petit théâtre où chacun joue son rôle. Les voyageurs pressent le pas, les vendeurs à la sauvette manient l’art de se dissiper, les policiers s’y substituent, sous l’œil d’habitués, consommateurs d’alcool ou de stupéfiants. Et, au milieu, des mineurs, sur lesquels le service de prévention spécialisée de l’association Arc-Equipes d’amitié (Arc-EA) porte un regard vigilant. Le parvis de la gare du Nord, à Paris, est une scène sans cesse en mouvement. Où chacun incarne son personnage, mais où les acteurs ne sont jamais vraiment les mêmes. Contrairement aux traditionnels terrains d’intervention des éducs de rue, le quartier est avant tout une zone de transit, marquée par l’emprise des chemins de fer, peuplée de fréquentations en tous genres. Les mineurs y passent. Y reviennent. Ou pas. Cette jeune fille… Jamais vu. Mais l’éducateur du service, Alban Beaufils, l’avait repérée avant même qu’elle vienne à la rencontre de trois hommes. L’un d’eux aurait l’habitude d’héberger des mineurs. L’épaule soudain dénudée, les cils maquillés, elle le prend dans ses bras comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance.
Attitude d’une jeune fille en errance, accueillie par l’aide sociale à l’enfance ? Peut-être. L’intuition est fragile. Et ne permet en aucun cas de tirer des conclusions. Mais le préjugé est aussi nécessaire qu’assumé. « On travaille avec des a priori, reconnaît l’éducateur. Ils sont professionnalisés, parce qu’on les a réfléchis. Ce sont des petits éléments qui confirment ou pas une hypothèse : une attitude hypersexualisée, une tenue vestimentaire pas en accord avec la saison, une apparence dégradée qui témoigne d’un vécu à la rue. On part marcher, on revient, la jeune fille est toujours là, elle discute avec untel… » Des indices de vulnérabilité auxquels s’ajoute une simple précaution : la présence de mineurs esseulés sur ce « secteur de prédation potentielle » doit interpeller les éducateurs.
Ce soir-là, Alban Beaufils ne nouera pas le contact. Le contexte – notre présence et l’absence de sa binôme, en arrêt maladie – tempère son élan. Mais, en d’autres circonstances, il aurait peut-être profité du fait de connaître l’un des hommes pour échanger avec lui, laissant sa collègue avec la jeune fille. Quelques mots, la possibilité de lui remettre une carte de visite. Côté face, le logo du réseau social Snapchat et le nom du compte professionnel : Equipenordway. Côté pile, celui de l’association. Et des espaces vierges pour laisser un éventuel nom, un numéro de téléphone. Une manière de dire : « Si tu as besoin, je suis là. »
L’association a pris le virage numérique après le premier confinement. Habituée à travailler les problématiques prostitutionnelles, notamment avec la présence de jeunes étrangères en grande précarité aux abords de la gare, l’équipe repérait hier les clients pour comprendre les situations. Après le Covid, Internet a remplacé la rue. Et de nouvelles problématiques sont apparues. « L’équipe avait repéré, parmi des groupes d’hommes, des jeunes filles avec lesquelles elle ne parvenait pas à entrer en contact, explique Jérôme Savre, chef de service éducatif. Le travail de rue ne fonctionnait pas, il fallait penser une clinique nouvelle de l’intervention. » L’utilisation de Snapchat était tout indiquée pour contourner un éventuel contrôle social et différer la relation.
Née de la situation de ces jeunes filles, l’idée a ensuite été généralisée auprès de tous les publics. Soit, en file active, près de 140 mineurs – en majorité des garçons – avec lesquels l’équipe a amorcé un lien ou assuré un accompagnement éducatif individualisé. Des jeunes en danger ou en risque de l’être, en errance ou en fugue, souvent d’une structure de l’aide sociale à l’enfance. Snapchat, utilisé comme une messagerie, est pour chacun le moyen de maintenir le lien. Comme un fil rouge. Qui jamais ne force la relation : « Sauf cas exceptionnel, on n’est jamais à l’initiative. Ce sont les personnes elles-mêmes qui nous demandent en ami, précise Alban Beaufils. Parfois, on ne sait pas de qui il s’agit. Tu les connais par un nom de rue et ils utilisent un pseudo sur les réseaux sociaux. » Le réseau social a l’avantage d’être utilisé par une grande majorité de jeunes. Lorsque les numéros de téléphone changent, les comptes, eux, restent. Et les messages s’effacent une fois lus. Un gage de discrétion.
Mais l’équipe, composée de quatre éducs et de trois intervenants associés, n’est pas dupe. Snapchat n’est pas une révolution. Simplement une extension du travail de rue. « On n’en attend pas grand-chose. C’est une porte d’entrée pour un jeune qui galère. S’il a besoin, il sait qu’il peut nouer un contact avec nous. Mais, comme dans nos vies personnelles, il faut avant tout une rencontre physique. Sinon, ça ne fonctionne pas », souligne Jérôme Savre. « L’objectif est d’initier une relation », poursuit son collègue. Souvent, les conversations se limitent à quelques nouvelles ou à fixer un rendez-vous physique. En veillant à ne surtout pas regarder les stories que publient ces usagers sous forme de message, de photos ou de vidéos. D’abord, pour des raisons éthiques. Mais aussi parce que le réseau social permet de savoir qui a vu le contenu. « Si t’es trop intrusif, ils te virent. On est toujours sur le fil », explique Alban Beaufils. Sur son téléphone, l’éducateur égrène son répertoire. Pepito ? Connaît pas. Mais il n’échangera pas tant que l’intéressé ne se sera pas manifesté. Un autre n’a toujours pas lu son message. Snapchat n’a rien d’une baguette magique. « C’est un truc en plus, souligne-t-il, lucide. Mais le travail se joue dans le temps partagé, dans les relations sincères. »
Ses relations, il les gagne à l’usure de ses semelles. Pas au temps passé derrière un écran. Il arpente le quartier pour en saisir les spécificités. S’arrête dans des spots stratégiques, comme le MacDo du coin. Il connaît l’histoire de cet homme, près de la gare de l’Est, trop « défoncé » pour le saluer. Il a aidé dans ses démarches ce livreur ubérisé qui attend une mission. Des gens qui « font » le quartier. Sans être mineurs. « Notre mandat concerne les jeunes de 12 à 21 ans, mais comme il y a peu de vie de quartier, qu’on ne peut pas s’appuyer sur les familles, on est obligés d’étendre les tranches d’âge et de travailler avec l’environnement, des gens souvent en errance, mais malgré tout sédentaires, explique Alban Beaufils. Plus on est en lien, mieux c’est : la connaissance des interactions et des dynamiques du secteur nous permet d’entrer ensuite en contact avec les mineurs. » Physionomiste par nécessité, il garde en mémoire les visages rencontrés, espérant une répétition de la permanence : « Un coup de poker, parfois. » Il va et vient, sans toujours s’éterniser. « C’est important de s’absenter, pour être créatif, ne pas raconter tous les jours la même chose. Si tu te fonds trop dans le décor, tu sors du paysage mental du jeune. On a une fonction. S’absenter, c’est leur rappeler. Et leur dire : “Et toi, quand est-ce que tu quittes la gare ? Ce n’est pas une vie très épanouissante, ici.” »
La plupart des jeunes qui errent à la gare du Nord proviennent de la banlieue parisienne ou du nord de la France. Des territoires avec lesquels l’équipe a tissé des partenariats au fil du temps. Comme, à Lille, avec les services Le Spot, qui s’intéresse aux jeunes en situation de fugue, ou Entr’actes en mode mineur, spécialisé dans les situations de prostitution ; de même que le dispositif La Boussole, à Dunkerque. « On montre au jeune qu’il y a un maillage autour de lui. Et on évite qu’il sorte des radars », indique Alban Beaufils. Ces partenaires peuvent alerter l’Arc-EA. En avril dernier, c’est une éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse, à Arras, qui signale la présence d’une jeune fille à la gare du Nord. En état de traumatisme après avoir été violée la nuit passée par trois hommes, elle avait repris contact avec son éduc : « J’avais une photo, son numéro. Je l’ai appelée et elle a accepté d’être en lien et de se faire aider, se souvient Alban Beaufils, qui met en garde les partenaires. Lorsqu’ils ne nous connaissent pas, les jeunes ne nous contactent pas via Snapchat, il faut aller à leur rencontre. »
La pratique manque encore d’éléments d’évaluation. Avec le temps, les éducs aperçoivent leur carte de visite à travers la coque des smartphones. Signe que l’outil fait son chemin. Il illustre en tout cas l’un des principes du métier : la non-institutionnalisation des activités. « Si on reste figé, on ne répond plus à notre mission », souligne Alban Beaufils. Les éducs doivent coller à l’évolution des mœurs, réévaluer sans cesse les outils et se poser la question de leur pertinence. » Affaire à suivre.