Pendant longtemps la représentation dominante du migrant, de « l’immigré » comme on disait en se plaçant du point de vue de la terre d’arrivée, était un homme plutôt d’âge adulte, venu seul en France pour travailler et aider les siens restés au pays. Plus récemment, s’est juxtaposée la figure d’un migrant plus jeune, qualifié d’« isolé » ou de « mineur non accompagné ». Mais cette nouvelle image médiatisée ou instrumentalisée par les discours politiques continue à se décliner exclusivement au masculin. Rares sont les travaux qui s’interrogent sur la présence de jeunes filles parmi eux. Dans son ouvrage, l’écrivaine Malika Arabi évoque ainsi le rôle de Pénélope qui serait réservé aux femmes et en particulier aux jeunes filles(1) :
« Tu crois que ces bateaux se dirigent vers la France ? ai-je demandé à ma mère.
Oui bien sûr. Tous les bateaux partent là-bas. Où veux-tu qu’ils partent sinon ?
Et, tu crois que si je montais dans l’un d’eux, j’arriverais jusqu’à mon père ?
Arrête de divaguer ! Les filles ne voyagent jamais, elles restent sagement à la maison et attendent le retour des hommes. »
L’historienne Muriel Cohen avait montré dans son étude Des Familles invisibles (éd. de la Sorbonne, 2020) que femmes et enfants ont été du voyage, bien avant les politiques de regroupement familial initiées dans les années 1970. Dans une recherche plus récente sur les dossiers judiciaires des mineurs placés en observation dans les années 1940-1960(2), j’ai découvert dans les archives du centre de Chevilly-Larue (Val-de-Marne) le parcours migratoire d’une quinzaine de jeunes Algériennes. Même minoritaires, leurs histoires renversent les clichés culturels et de genre sur leur double soumission en tant que femmes et maghrébines.
Leurs différentes configurations familiales viennent souvent mettre à mal les modèles et fonctionnements coutumiers présupposés de ces foyers, ainsi que les rapports de soumission-domination entre les parents, chacun faisant des petits arrangements entre tradition et velléités d’indépendance. De plus, l’expérience migratoire et le choc des cultures qui en découle s’avèrent paradoxalement être source d’émancipation pour ces jeunes filles, sans pour autant relever d’une acculturation, et ceci malgré le conservatisme et la violence de la répression des sociétés et des différents milieux auxquels elles se confrontent.
Ce qu’illustre de façon exemplaire l’itinéraire de Zohra, née en 1941 à Aumale, au sud d’Alger. Elevée par sa grand-mère maternelle, elle va à l’école jusqu’à 13 ans puis aide sa grand-mère, jusqu’à ce qu’on la marie en 1956 à un sous-officier des régiments de tirailleurs algériens. Elle ne l’aime pas. Ahmed a 35 ans, elle en a tout juste 15. Son mari part en garnison à Blida puis est cantonné en Indre-et-Loire. Zohra, enceinte, doit rester avec ses beaux-parents. Elle décide cependant de le rejoindre et, en 1957, donne naissance à une petite fille, à Tours.
En 1958, alors que son mari pense retourner en Algérie, elle quitte le domicile conjugal pour la capitale, où elle travaille dans un café à Saint-Michel et devient chanteuse-danseuse. Pendant cette période, elle vit dans un hôtel meublé du XVIIIe arrondissement et elle rencontre Larbi, qui devient son amant. Un soir d’octobre 1958, elle est arrêtée dans la rue, condamnée pour vagabondage et placée au centre d’observation de Chevilly-Larue. Son mari veut bien la reprendre, mais elle refuse. Le juge décide alors de l’envoyer au Bon Pasteur d’Alger, une institution religieuse féminine, d’où elle parvient à s’enfuir en février 1959 et disparaît des radars de la justice des mineurs. A nous d’imaginer la suite de son parcours…
(1) Eclats de vie, éd. Tiwizi, 2011.
(2) Nous sommes venus en France. Voix de jeunes Algériens 1945-1963, à paraître chez Anamosa, septembre 2024.