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« On ne déconstruit pas le virilisme en recrutant du virilisme »

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Sociologue au CNRS (centre Maurice-Halbwachs), Marwan Mohammed travaille principalement sur les jeunesses populaires, les parcours de désistance – la sortie de la délinquance – et la culture de l’embrouille dans les quartiers dits sensibles. Un phénomène autrement plus complexe que les « rixes » évoquées à tout bout de champ dans les médias.
Qu’appelez-vous « embrouille de quartier » ?

Il s’agit de provocations, de menaces et de mises au défi qui s’inscrivent dans un contexte d’oppositions et de compétition entre des groupes de jeunes affiliés à des territoires différents. Il y a une dimension de conflictualité latente, de conflits enracinés dans un espace social. Les embrouilles de quartiers relèvent d’une histoire dont le système de normes et de valeurs manifeste ce que j’appelle une « culture de l’embrouille ».

Les médias utilisent plutôt le terme de « rixe »…

La rixe, c’est le fait divers, l’affrontement violent. Une notion fourre-tout aussi bien utilisée pour parler de bagarres entre supporters, lors de fêtes de mariage ou entre deux groupes de punks à chiens. De son côté, l’embrouille s’intègre à tout un écosystème relationnel et normatif. Elle existe et se perpétue à travers le temps long, se transmet d’une génération à l’autre, d’une classe d’âge à l’autre. Ses structures en font un véritable phénomène sociologique et pas juste une succession de bagarres sur la voie publique.

Quel est le profil type des acteurs d’une embrouille de quartier ?

Ces rivalités de quartiers surviennent d’abord dans les espaces de vie où se retrouve une jeunesse populaire. Que ce soit en milieu rural, en péri-urbain ou dans des agglomérations très denses. Le public est très homogène avec une majorité de jeunes garçons, en échec scolaire, issus de familles avec des tailles de fratries plus élevées que la moyenne. Ces jeunes s’inscrivent par ailleurs dans des formes de masculinité très virilistes. Mais si vous élargissez le focus sur le phénomène de bandes en général, on a toute une population qui alimente, commente, juge, évalue, entretient ou au contraire tente parfois de calmer le jeu. Elle est beaucoup plus mixte, à la fois en termes de genre, de profil scolaire et de milieu social avec des jeunes issus de la petite classe moyenne qui vivent ce phénomène à distance à travers les réseaux sociaux.

Quel est l’impact de ces nouveaux modes de communication ?

L’économie morale de l’embrouille n’a pas trop évolué. Elle repose sur le même rapport à la virilité, à la conception du courage, aux enjeux de réputation et d’identités collectives territoriales très fortes. Cependant, les réseaux sociaux ont accéléré le rythme et les temporalités des embrouilles. Une notion d’immédiateté s’est imposée. Dès qu’un incident survient, il est tout de suite connu et diffusé, réduisant le temps et l’espace. Il n’y a plus besoin de se déplacer pour réunir, pour commenter et pour encourager. Les adultes ont moins de prises, parce qu’ils sont – à l’instar des adolescents – moins disponibles à l’échange direct et au travail éducatif. Et puis les réseaux sociaux scénarisent et viralisent l’embrouille. Il est possible d’administrer la preuve de sa supériorité et de son courage en le filmant. Dans ce cadre de compétition honorifique, les images arrivent dans nos poches, se rapprochent des citoyens parce qu’elles deviennent accessibles. En demeurant dans le temps, elles tendent à faire vivre le conflit. Parfois les acteurs de terrain parviennent à calmer, à convaincre, mais il suffit d’une vidéo pour relancer la machine.

Quelles sont les interactions entre la culture de l’embrouille et l’école ?

La rue est dans les têtes, dans les corps et dans les collectifs. L’école ne parviendra jamais à être un sanctuaire qui neutralise. En revanche, c’est un espace où les professionnels peuvent suspendre la logique de l’embrouille, en tous cas dans ses manifestations physiques. Si elle se retrouve dans un établissement, c’est avant tout pour des raisons très pragmatiques, car c’est le lieu de concentration juvénile numéro un. Lorsque des violences éclatent, tout le monde croit que l’école est attaquée. Or c’est seulement parce que le collège ou le lycée permettent de rationnaliser un guet-apens, un piège ou une descente. Ils concentrent les cibles.

Est-ce l’antichambre d’une délinquance plus dure ?

Les embrouilles de quartier n’ont pas les mêmes finalités que les économies criminelles ou les marchés illicites. Le principal enjeu des premières est un capital immatériel, celui de l’honneur et de la réputation, alors que dans les secondes c’est l’argent. Bien sûr, un certain nombre de codes sont valables dans les deux espaces, mais il n’y a pas d’interconnexions. A l’inverse, trop de rivalités de quartiers et d’interventions policières vont à l’encontre des intérêts des tenants des trafics de stupéfiants.

La réponse des pouvoirs publics revient-elle toujours à « surveiller et punir » ?

Ces dernières décennies ont été celles du durcissement de la procédure pénale avec une possibilité offerte aux acteurs de la police et de la justice d’arrêter et de sanctionner des faits avant même qu’ils ne se produisent. Une forme de « criminalisation préventive ». Cette logique n’a pas eu d’efficacité majeure vis-à-vis des bandes de jeunes, d’une délinquance de voie publique ou de l’implication de mineures dans des embrouilles de quartiers. Même si certaines collectivités locales ont commencé à davantage penser en termes de stratégies, d’engagement durable et de formation des professionnels, pendant très longtemps elles se sont contentées d’être dans l’urgence et la réaction. Ce qui n’a aucun effet sur le fonctionnement du phénomène : tant qu’elles ne sont pas déconstruites, les dispositions à l’embrouille se transmettent et se reproduisent. Les choses les plus intéressantes se situent au niveau des acteurs micro-locaux – associations, acteurs publics, figures locales, éducateurs – qui prennent en compte toute la scène informelle de la rue pour essayer d’éviter que leur travail ne soit saboté. Dans plusieurs territoires, ils sont parvenus à calmer les rivalités de quartiers pendant parfois plusieurs années. Mais attention, ces phénomènes sont réversibles, il ne faut jamais lâcher prise face au risque de « nationalisme de cage d’escalier »(1).

Parmi ces acteurs micro-locaux, quelle est la plus-value de l’éducation spécialisée par rapport à la médiation sociale par exemple ?

Il ne faut pas caricaturer les acteurs de la médiation qui ne seraient que des « gros bras », des entrepreneurs d’intimidation. On peut néanmoins trouver ce profil-là dans beaucoup de villes qui n’ont plus les relais crédibles pour combattre la culture de l’embrouille. On ne déconstruit pas le virilisme en recrutant du virilisme. Les embrouilles de quartiers étant une logique de rue, nous avons besoin d’acteurs écoutés dans la rue. Le partenariat qui fonctionne mêle prévention spécialisée, médiateurs sociaux, responsables de clubs sportifs, responsables associatifs, militants de quartiers, figures plus de l’ombre… Même si l’éducation populaire est à genoux, la prévention spécialisée en grandes difficultés et le secteur associatif fragilisé, l’enjeu est de bâtir un réseau consistant pour déployer des actions éducatives et déconstruire le rapport au territoire.

Notes

(1) Expression élaborée par le sociologue David Lepoutre dans son ouvrage Cœur de banlieue (éd. Odile Jacob,1997).

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