Derrière elle, sur l’étagère, trône le dernier essai de l’ancien coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), Edouard Durand. « Un texte court, précis, percutant, pour comprendre le déni collectif qui entoure encore l’inceste », résume l’avocate Marie Sablon. Devant elle, sur le bureau, une photo de la fille âgée de 3 ans de sa cliente « et désormais amie ». Cette consœur du barreau s’est retrouvée « de l’autre côté », lors des révélations d’inceste faites par son enfant à l’encontre du père – « qu’elle désigne comme son violeur et chez qui elle est pourtant placée depuis septembre dernier ».
Marie Sablon est ainsi : elle s’implique. Trop, disent ses proches et ses collègues. Les premiers s’inquiètent pour son équilibre personnel, les seconds lui rappellent l’injonction à poser des limites, enseignée en école d’avocats. « On parle de viol sur des enfants. Comment ne pas être touchée ? interroge-t-elle. Les confrères se mettent parfois à distance car ils ne savent pas gérer la détresse. Mais ne pas avoir peur de la souffrance est indispensable dans ce contentieux. On passe à côté d’informations quand on coupe le lien humain. »
Le regard fixe encadré par de longs cheveux brun foncé, le timbre grave, à 31 ans, celle qui assure avoir « un caractère fait pour la profession » a d’abord envisagé d’être éducatrice spécialisée ou conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation. Une première expérience d’animatrice la dissuade : « J’avais peur d’arriver trop tard, quand on ne peut plus rien faire pour aider les adolescents qu’on a en face. » Elle choisit finalement le barreau et se retrouve presque immédiatement avec un dossier d’inceste entre les mains. Nous sommes en septembre 2020, Marie Sablon n’a pas un an de barre : « C’est une vraie claque. Je découvre la problématique de l’inceste et des placements abusifs et je prends conscience de tout ce qui ne va pas. »
Dans son bureau sobrement décoré, au bout du couloir du cabinet qu’elle partage avec un grand nom du barreau lyonnais, des piles de codes civils et pénaux jouxtent une littérature à la thématique unique. Tour à tour, Marie Sablon cite Le Berceau des dominations, dans lequel Dorothée Dussy définit l’inceste comme le reflet de notre société patriarcale, puis fait référence au témoignage de Neige Sinno dans Triste Tigre, dont elle est en train de terminer la lecture. Sans oublier La Familia grande, qui détricote les mécanismes du silence. « En tant qu’avocate, je pourrais éventuellement défendre un violeur au pénal car tout le monde a droit à une défense, explique la jeune femme. Mais ma limite, c’est quand des enfants sont en jeu. »
La frontière tombe complètement quand, en janvier 2023, elle récupère l’affaire de Gabrielle, une femme dont les deux enfants de 3 et 4 ans sont placés en foyer depuis seize mois (vingt-huit aujourd’hui). L’ex-conjoint est mis en examen pour agressions sexuelles sur sa fille mais a retrouvé des droits de visite libre à la journée, tandis que la mère est cantonnée à une heure de visite médiatisée par semaine. Marie Sablon passe ses journées et certaines de ses nuits à travailler. « C’est elle qui m’a tout appris sur l’inceste, le placement, l’aide sociale à l’enfance et les dysfonctionnements de la justice. Je suis la cinquième ou sixième avocate à récupérer son dossier, elle connaît le système par cœur. »
Une relation se tisse entre les deux femmes qui entament ensemble un combat contre le système judiciaire. « Dans l’inceste, le premier frein reste le tabou. Il faut que l’enfant parle, puis qu’il soit cru et entendu. Ensuite, il y a la façon dont les mères sont accueillies par la justice lorsqu’elles portent plainte. » « Conflit parental », « conflit de loyauté », « aliénation parentale »… Les termes employés sont multiples mais traduisent la même réalité : une méfiance à priori du parent protecteur – qui, dans la quasi-totalité des cas, se trouve être la mère. « La notion d’instrumentalisation est présente dans chacun de mes dossiers, sans exception. Tout est vu à travers ce prisme-là, abonde la professionnelle. A tous les niveaux, de l’aide sociale au juge des enfants, les interlocuteurs se posent la même question : la mère est-elle en train de manipuler son enfant ? Cela sert de base pour justifier le placement, quitte à remettre l’enfant en insécurité. Et si la mère fait preuve de doutes ou de résistance, on lui reproche de ne pas collaborer. »
Pour Marie Sablon, quoi qu’elles fassent, les mères ont toujours tort. Ne rien dire, c’est être complice ; dénoncer, c’est manipuler. « Aujourd’hui, je comprends que les affaires d’inceste ne se jouent pas sur le plan juridique. Dans ce contentieux, un gouffre sépare le droit de son application. » Alors, elle ne donne qu’un seul conseil à ses clientes sur le plan humain : « Faire ce qui leur permet de survivre. »
Ce terrain judiciaire miné nécessite toutefois une certaine assurance, généralement forgée au gré des plaidoiries… Ou bien « une forme d’habitude à vivre en marge sans se préoccuper du regard des autres », s’amuse l’avocate. « Je laisse mon côté masculin s’exprimer, dans ce métier où les avocates n’osent pas toujours s’affirmer, tenir tête aux juges et aux confrères. » Installé au bureau d’à côté, son stagiaire confirme dans un sourire crispé : « Hors cadre, c’est le mot. Mais toujours avec beaucoup de psychologie. » Par prudence, la Lyonnaise évite néanmoins d’instruire des dossiers dans sa ville. Monter au créneau, oui, mais sans prendre le risque de se mettre à dos les magistrats de la juridiction.
Sans quitter sa chaise, elle pointe du doigt un grand schéma punaisé au mur représentant le parcours judiciaire d’une affaire d’inceste. En bas, les différents services de l’aide sociale à l’enfance apparaissent cloisonnés. « Je me demande encore comment parler à tous ceux qui ont à cœur l’intérêt de l’enfant mais sont pris dans le système ou n’ont pas conscience des effets des rapports éducatifs qu’ils produisent », souffle celle qui troque volontiers sa robe d’avocat contre un survêtement quand il s’agit de bûcher sans compter ses heures.
« C’est dur moralement car j’ai toujours l’impression de me retrouver sur le banc des accusés… Surtout quand on perd. » Derrière la carapace, le rire jaune qu’elle laisse échapper traduit un sentiment d’impuissance. Heureusement, les victoires sont rares mais existent. Un placement évité dans un dossier à Bourg-en-Bresse, un autre enfant d’abord confié au père accusé de violences sexuelles et désormais placé en foyer. Puis cette décision tombée la veille, qui concerne l’affaire de Grenoble. « Nous avons appris que Gabrielle pourra enfin voir ses enfants de façon libre, hors du cadre des visites médiatisées. C’est ma première bonne nouvelle dans ce dossier en un an et demi », lâche l’avocate. Une première bataille remportée, qui lui fait monter les larmes aux yeux.
Comme avec sa consœur avocate, Marie est à la fois touchée et impressionnée par la force de ses clientes. « En général, les mères deviennent folles, quand elles n’en meurent pas. » En trois ans, elle a eu le temps d’observer les conséquences des violences « institutionnelles ». Depuis plusieurs mois, elle travaille d’ailleurs avec une psychologue experte en neurosciences pour étudier les symptômes physiques que présentent les mères dont les enfants ont été placés après des cas d’inceste. « Le premier signe est souvent le déchaussement des dents, à force de serrer la mâchoire. Puis la décompensation, les AVC… Je rêve de pouvoir faire reconnaître les effets induits par le choc émotionnel. »
Les batailles ne manquent pas. Avant de clore la conversation, l’avocate confie sa dernière idée : financer via une campagne participative l’envoi à chaque magistrat des juridictions françaises d’un exemplaire du livre d’Edouard Durand 160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social. Pour les forcer à se poser la question suivante : « Le corps d’un enfant est-il négociable ? C’est oui ou c’est non. Or, aujourd’hui, c’est encore oui. » Dans ce combat, selon Marie Sablon, on est encore sur la ligne de départ.
D’après la Civiise, 160 000 enfants subissent chaque année des violences sexuelles. Or, lorsqu’un enfant révèle ce qu’il subit à un professionnel, dans 60 % des cas, celui-ci ne fait rien. Plus de 70 % des plaintes déposées pour violences sexuelles sur mineur font par ailleurs l’objet d’un classement sans suite et seuls 3 % des pédocriminels sont déclarés coupables par un tribunal ou une cour d’assises. D’après une enquête de 2019, 72,6 % des mères d’enfants mineurs obtenant une ordonnance de protection ont été contraintes d’exercer leur autorité parentale avec le conjoint. Dans son rapport de 2023, la Ciivise préconise la création d’une mesure judiciaire d’urgence – sur le modèle de l’ordonnance de protection des femmes victimes de violences conjugales – permettant au juge aux affaires familiales de statuer sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale en cas d’inceste vraisemblable. Le 18 mars 2024, la proposition de loi visant à mieux protéger les enfants a été promulguée. L’autorité parentale sera retirée aux parents condamnés pour inceste et suspendue le temps de la procédure.