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La fusion-absorption du social et médico-social par la santé n’est pas une fatalité

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Laurent Barbe et Gilbert Berlioz, du Cabinet Cress, analysent le pouvoir croissant des institutions sanitaires (Haute Autorité de santé, ARS, Opco santé) sur le social et médico-social. Et tracent des pistes de réflexion pour que le secteur puisse s’émanciper de ce modèle.

Le Livre blanc 2023 du travail social ne mentionne que de manière marginale les effets de l’hégémonie croissante du référentiel santé dans le champ social. Un thème qui avait été abordé dans la démarche prospective menée par plusieurs associations de la protection de l’enfance. Et alors qu’au même moment, au Québec, la sortie du rapport issu des états généraux du travail social(1), qui présente beaucoup de similitudes avec le Livre blanc français, a permis à une des commissaires de déclarer : « Il y a lieu de démédicaliser le travail social et de l’émanciper de la position subalterne dans laquelle il se trouve face à la santé »(2).

Le social : une province de la santé ?

Le parallèle avec la situation française s’impose pourtant. Plusieurs éléments en témoignent. D’abord, le pouvoir donné à la Haute Autorité de santé (HAS) dans la détermination et le contrôle des normes de qualité et dans la production des recommandations de bonnes pratiques au sein du secteur social. Venant s’ajouter au rôle dévolu depuis la RGPP aux agences régionales de santé pour le pilotage du secteur médico-social ainsi qu’à l’intégration de nombre d’orientations concernant le médico-social dans les schémas régionaux de santé.

On pourrait aussi évoquer le fonctionnement de l’Opco santé(3), qui cantonne le social et le médico-social à un simple « département », où certaines formations sont fléchées vers les professionnels de la santé avant d’être ouvertes à ceux du social.

Dans la même logique, l’arborescence proposée par la HAS concernant les recommandations de bonnes pratiques professionnelles, ou RBPP(4), présente un premier niveau essentiellement sanitaire. C’est uniquement dans la dernière sous-catégorie « qualité des soins et de l’accompagnement » que l’on trouve, en sixième et dernier item, le « secteur social et médico-social ».

Alors même que l’histoire du travail social avait largement découlé de son autonomisation par rapport aux tutelles hospitalières(5), le transfert des missions de tout le secteur social (au sens de la loi 2002-2) de l’Anesm vers la HAS constitue un tournant majeur.

On peut s’étonner de la faiblesse des débats sur les conséquences de ce transfert. Car loin d’avoir hybridé les savoirs et savoir-faire, il nous semble qu’on assiste pour l’instant à une « vassalisation » du secteur social. Car ce processus hégémonique a pour conséquence l’influence progressive d’une manière de penser, d’une sémantique et d’une manière de rendre compte. La conception exogène de sa qualité, risque de passer à côté des réalités diversifiées du travail social, médico-social et socio-éducatif.

Une pensée de l’action non spécifique

Il est facile de constater que le travail de la commission médico-sociale de la HAS, dont le pouvoir d’influence paraît limité, n’a pas amené à la production d’outils spécifiques au secteur. Il a ainsi été préféré une simple adaptation au social du dispositif de contrôle qualité issu de la santé, bien que les deux champs diffèrent par de très nombreux aspects. L’exemple de la mutation du « patient-traceur » en « usager-traceur » en est un exemple éclairant.

Dans cette perspective, les différences d’activité ne constituent pas un obstacle à l’application des mêmes méthodes de contrôle qualité(6). Peu importe qu’il s’agisse d’un travail éducatif (Mecs, IME, Sessad), d’un travail sous mandat judiciaire (protection de l’enfance, tutelles, protection judiciaire de la jeunesse), d’un « aller vers » (prévention spécialisée), d’un travail sur les lieux ressources (centres ressources autisme, centres nationaux de ressources handicaps rares), d’un accompagnement social (CHRS), d’une prise en charge de personnes âgées (Ehpad). Peu importe qu’il s’agisse d’un domaine stabilisé ou, au contraire, faisant l’objet de fortes tensions (mineurs non accompagnés, demandeurs d’asile), ni qu’il soit déployé dans des institutions de plusieurs centaines de salariés dotées de sièges administratifs ou dans des petites unités de quelques salariés où le directeur fait tout. Le dispositif de contrôle oblige ainsi l’ensemble des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) à adopter un langage suffisamment général pour s’adapter à tous sans pour autant être vraiment ajusté à aucun. La perspective évaluative, centrée sur l’analyse de la valeur des effets et des résultats, cède ainsi le pas à une analyse de conformité réalisée par des organismes « d’inspection et de contrôle » (selon l’appellation du Cofrac).

Pour la HAS, le modèle inspirant est celui de « l’evidenced-based medicin (EBM) », qui met l’accent sur l’importance des données scientifiques dans la production des pratiques médicales à recommander ou à proscrire. En s’appuyant sur la « meilleure façon de faire », l’idée est de formaliser puis de vérifier les écarts avec des recommandations décrivant un meilleur état de l’art. Ce système, s’il peut être utile dans certains domaines technicisés, prend le pas sur la réflexion professionnelle et débouche souvent sur un sentiment de perte de sens que de très nombreux acteurs constatent dans le secteur de la santé. Son extension au secteur social expose aux mêmes effets.

Une redistribution des places institutionnelles

Cette évolution entérine également une segmentation des rôles dont on peut craindre les effets de discontinuité. Avec, d’un côté, une HAS de plus en plus prescriptrice des contenus du travail, sur un mode parfois tourné vers un idéal (« voilà ce qu’il faudrait faire ») mais qui s’écarte dangereusement des capacités opérationnelles réelles (« voilà ce qu’on peut faire »), dans des secteurs sinistrés par le manque de moyens et de personnels qualifiés. Et, de l’autre côté, les institutions pourtant responsables ou chefs de file de l’action sociale concernée (conseils départementaux, services de l’Etat), renvoyées à un rôle de fournisseurs de ressources n’ayant plus qu’une influence limitée sur la manière dont est conçu le travail relevant pourtant de leur champ de compétences.

Enfin, sur le terrain, les professionnels et les structures expriment le sentiment de perdre leur âme dans la standardisation de leurs différents métiers, abordés comme de simples fonctions, et un découragement qui se nourrit de l’écart entre la surprescription dont leur travail fait l’objet et les moyens dont ils disposent « en vrai »(7).

Dans ce contexte, la perspective du pouvoir d’agir, régulièrement invoquée, paraît en décalage par rapport aux réalités vécues. En effet, le volume de prescriptions, de reportings et de contrôles n’a cessé de croître ces dernières années, révélant la croyance profonde, d’inspiration taylorienne, de l’action publique dans la vertu des plans, des stratégies et de la formalisation(8) pour transformer le travail par le haut. Pour atteindre cet objectif, l’institution considère que tant le soin que la relation d’aide seraient divisibles en séquences dont la somme constituerait la totalité de l’action.

Le pouvoir d’agir : un vœu pieux ?

Cette orientation dans laquelle le travail réalisé doit prouver qu’il est conforme aux attentes prescrites dissuade l’inventivité, voire la responsabilité. Elle multiplie les situations dans lesquelles les professionnels adoptent et documentent des pratiques pour l’unique raison qu’elles sont obligatoires, mais sans avoir la conviction qu’elles sont appropriées. On sait que la soumission durable à une autorité extérieure assèche l’énergie et l’inventivité des savoir-faire informels. Et la sociologie des organisations démontre depuis longtemps que la tentative de tout rationaliser est une illusion.

Mais ce n’est pas la seule voie. L’élaboration collective du travail, de ses savoir-faire, la réflexion sur ses priorités et sur les difficultés du travail réel constituent un élément fondamental dans l’attractivité (ou non) des métiers et dans l’intérêt que les professionnels peuvent y trouver et y conserver, en cohérence avec leurs motivations et centres d’intérêt.

Pour toutes ces raisons, le secteur social et socio-éducatif gagnerait de nouveau à s’émanciper du modèle sanitaire, dont il a peu à espérer. Pour ce faire, remettre à l’ouvrage une pensée de l’action et de ses modalités d’évaluation lui permettrait d’en évaluer la pertinence, en accord avec les valeurs des professionnels, les besoins des publics et les missions confiées.

Notes

(3) L’opérateur de compétences (Opco) santé est le principal collecteur de fonds de la formation professionnelle, dans quatre champs : sanitaire, social et médico-social privé ; santé interentreprises ; hospitalisation privée ; thermalisme.

(4) Appellation recopiée depuis la loi 2002-2 sur ce qui se pratique dans le sanitaire.

(5) L’Articulation du sanitaire et du social. Travail social et psychiatrie, de M. Jaeger, éd. Dunod, 2012.

(6) Démarches qualité : progrès ou asphyxie ? L’exemple du secteur social et médico-social, de L. Barbe, éd. Presses de l’EHESP, 2023.

(7) L’exemple des Ehpad auxquels l’Anesm s’était consacré montre qu’une prescription non accompagnée par un travail sur l’écosystème produisant les pratiques reste d’une efficacité limitée.

(8) Comme le montre le décret n° 2024-166 du 29 février 2024 sur le projet d’établissement, qui crée pour tous les ESSMS une nouvelle série d’obligations formelles.

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