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De la clinique à la rentabilité

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Chercheur à l’université de Lille, Pierre Dugué étudie depuis quinze ans l’impact de la sémantique sur les conflits qui opposent les différentes générations de travailleurs sociaux.

Ancien éducateur spécialisé, aujourd’hui formateur titulaire d’un DEIS (diplôme d’Etat d’ingénieurie sociale) et d’un doctorat en sciences de l’éducation, Pierre Dugué décrypte les malentendus pour tenter de réconcilier les jeunes et les anciens.

Vos travaux montrent comment le parcours des travailleurs sociaux influe sur la construction de l’identité professionnelle. En quoi ?

Pierre Dugué : Dans le discours des baby-boomers, ce qui marque tout de suite est l’importance qu’ils donnent à leur histoire, comme un élément qui participe à leur détermination professionnelle. Lorsqu’ils parlent du pourquoi de leur entrée dans leur carrière, ils font tout de suite un lien avec leur biographie. Leur sensibilité professionnelle puise dans leurs racines familiales et leur vécu, clairement énoncés comme servant d’appui à leur métier. Comme leur parcours personnel est généralement fait d’une appartenance aux catégories populaires et d’épreuves traumatiques, la relation qu’ils ont au métier ne se conçoit pas en dehors d’une logique d’engagement professionnel, où la vocation est très présente. Leur système de valeur est structuré autour d’une sorte d’éthique de conviction, où il s’agit de mettre en conformité leurs valeurs avec leurs pratiques.

Comment le positionnement professionnel des boomers se traduit-il dans leurs mots ?

Les termes utilisés reflètent nettement un positionnement politique. D’une part, à travers des références constantes à une sémantique de type marxiste, en lien avec des logiques d’engagement et de lutte des classes. Les termes tels que militantisme, conscientisation, révolution, rapport de force, résistance, solidarité reviennent en permanence. Ils éclairent sur leur vision du monde et la manière dont se construisent leurs pensées et leur avenir professionnels. D’autre part, avec un vocabulaire lié à l’idéologie de Paulo Freire, qui exprime une alliance avec les opprimés. Les anciens tentent de mettre en action cette idéalité professionnelle, guidés par une ambition de lutte contre les injustices sociales et d’éradication des discriminations. C’est là qu’apparaissent les achoppements avec la jeune génération.

Quels sont les termes employés par les nouvelles générations ?

Les professionnels plus jeunes ont été biberonnés à une sorte de novlangue. Ils se sont construits avec des termes du champ lexical éthico-managérial – pilotage, management, orientation stratégique, projet… – et ceux du champ lexical de l’évaluation – démarche qualité, indicateurs, résultats, performance… Ce discours prend le pas sur celui orienté autour de la question de la clinique et de la relation d’aide. Plutôt que de l’écoute et de la confiance aux personnes accompagnées, on propose des prestations à des bénéficiaires ou des clients.

Comment cette rupture générationnelle s’est-elle opérée ?

On dit souvent qu’on pense avec les mots et qu’il suffit de les changer pour modifier la pensée. La puissance publique a bien compris qu’elle n’arriverait jamais à renouveler les pratiques professionnelles uniquement par le biais de prescriptions. Par conséquent, elle a transformé le langage pour faire basculer les pratiques sans qu’on s’en rende compte, et a créé une rupture entre anciens et nouveaux. Ce changement a deux origines. D’abord, les évolutions réglementaires. A travers la sémantique utilisée, la loi de 2002 et, plus généralement, les différentes révisions des politiques publiques ont instauré une logique de performance de type managérial dans l’action publique. Ces textes engendrent bien plus qu’une rénovation : on n’a pas simplement remplacé les papiers au mur, mais totalement reconstruit les fondations de la maison. Les orientations du travail social et les prescriptions faites aux travailleurs sociaux ont totalement changé, provoquant des mutations identitaires.

Ensuite, la réingénierie des formations. Auparavant, les plus anciens adoubaient les plus jeunes et participaient à la qualification des savoirs en accréditant des valeurs, des principes et des habiletés à travers les mots qu’ils utilisaient. Au moment de la déclaration de Bologne de 1999, on a introduit dans la formation une obligation de validation par compétence. Cette logique implique que ce sont les organismes de formation qui viennent certifier l’acquisition des compétences. Cela constitue, selon moi, une véritable révolution en matière de transmission des savoirs professionnels. Les plus jeunes générations, qui doivent faire la preuve de l’acquisition de ces compétences, se voient en même temps imposer de nouveaux termes. Résultat, ce ne sont plus les professionnels mais la puissance publique qui nomme les choses.

Vous montrez aussi qu’un même mot peut prendre un sens différent en fonction des âges…

Un exemple parlant est le terme « accompagnement ». En interrogeant les plus jeunes, on observe que derrière l’utilisation de ce mot se cache l’idée de la responsabilisation des publics. On va chercher à trouver des éléments qui permettent à la personne de reprendre l’« empowerment » sur son devenir, sans essayer de comprendre ce qui, dans les différents déterminants sociaux comme son contexte de vie et son environnement, participe à la manière dont elle se vit dans son présent. On se situe davantage dans des registres d’ordre psychologique, en étant fortement ancré dans le présent. L’approche tient presque du coaching, guidée par une recherche de solution rapide et efficace, d’obligations de résultats. Au contraire, pour les plus anciens, l’accompagnement consiste en grande partie en l’élucidation de ce qui a fait qu’à un moment donné, dans leur trajectoire individuelle, les publics se sont retrouvés dans ces problématiques. Les boomers établissent des liens forts entre les appartenances catégorielles et la difficulté des publics à pouvoir trouver les éléments de changement de leur situation. C’est le regard socio-historique, à la maturation plus longue, qui sert de focale d’analyse. Cela place l’accompagnement dans une perspective complètement différente. Là encore, les formations ont leur responsabilité. Ainsi, on a supprimé l’économie de la formation des éducateurs spécialisés. Vouloir comprendre les trajectoires individuelles sans savoir comment les enjeux économiques et les évolutions sociales d’un pays participent à la détermination de ces trajectoires me paraît totalement ubuesque.

Quelles conséquences ces différences sémantiques ont-elles sur les pratiques ?

L’approche par la sémantique permet de voir que le discours empreint de vulgate marxiste et de militantisme, fondé sur le rapport de force entre les classes, vient se heurter à un langage modèle de la gestion individualisée des publics. Le remplacement des mots « travailleur social » par ceux de « gestionnaire de parcours » est significatif. Les jeunes professionnels assimilent progressivement le fait qu’ils sont missionnés par l’institution pour adopter une posture de gestionnaire. On a placé cette notion au cœur de la question de la relation d’aide et éducative. Alors que les anciens pensaient « opprimés », les nouveaux pensent « prix de journée ». En fonction de leur définition d’un mot et de l’interprétation qu’ils en font, les professionnels vont élaborer et structurer leur pratique de façon totalement différente. On a déplacé le curseur de la clinique vers la question gestionnaire et financière. Tout doucement, grâce à ces changements sémantiques, on habitue les nouvelles générations à faire leur des notions de performance, dans un objectif de rationalisation économique. La résistance incarnée par les anciens est en voie de disparaître.

Quid du sens dans ce contexte ?

Les structures médico-sociales deviennent des organisations et ne font plus « institution ». Parce qu’elles se pensent d’abord et surtout à travers leurs outils de management et de gestion plutôt qu’à travers le sens qu’elles mettent dans leur mission première. Pour plagier l’essai de Pierre-Patrick Kaltenbach, on a un peu le sentiment que le secteur, autrefois majoritairement confié à des associations à but non lucratif, l’est maintenant à des associations lucratives mais sans but. Cela se manifeste aussi dans le rapport au travail. Là où les plus anciens se pensent dans les logiques de carrière, c’est-à dire dans la durée, en s’appuyant sur leur espoir d’appropriation des institutions médico-sociales, comme servant à mettre en acte leurs valeurs, les jeunes professionnels ont un rapport au travail fondé sur la culture du zapping : si l’organisation ne leur convient pas, ils la quittent, voire changent de métier.

Ce phénomène produit-il ce que vous appelez des « télescopages générationnels » ?

L’emploi de termes différents ou de termes similaires n’ayant pas le même sens crée une incompréhension qui provoque des tensions, voire des conflits dans les relations interprofessionnelles. En ne parlant pas la même langue, les générations cohabitent dans un même espace professionnel mais ne vont pas dans le même sens. D’autant que les plus jeunes, qui sont dans des systèmes d’autodétermination des savoirs professionnels et d’autolégitimation, n’ont plus recours à l’expertise des anciens. Le fossé se creuse et le partage de valeur se réduit encore : la question politique est éludée.

Autre incidence, cette dualité conflictuelle impacte les plus anciens. Confrontés à des injonctions contradictoires, puisque la législation les contraint à rogner sur leurs valeurs, ils sont passés de ceux qui déterminaient les contours du travail social à ceux à qui les jeunes et la loi imposent une définition de leur métier. Ils souffrent de n’être plus reconnus comme des figures d’expertise et de transmission de leur expérience, ni par l’institution, ni par les néo-professionnels. Le fait de se trouver dans une logique de rentabilité, de devoir rendre des comptes participe à l’accroissement de leur mal-être. Car, pour ces générations, bien plus que le salaire, leur idéalité professionnelle et sa transmission sont le carburant principal.

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