Un beau jour, aux environs du mois de septembre 2019, Marie-Noëlle Boissieux, alors directrice d’établissement dans le secteur de l’urgence sociale, craque. C’en est trop de la surcharge de travail, des contraintes administratives et des changements de stratégie à répétition dont elle ne comprend plus le sens. « A ce moment-là, j’aurais aimé qu’on m’entende lorsque je disais que j’étais fatiguée », confie celle qui s’est reconvertie en formatrice. Des mois, pourtant, qu’elle alertait ses managers. S’ils avaient réagi, le burn-out aurait-il pu être évité ? Car, contrairement à une idée reçue, celui-ci n’est pas un phénomène qui s’abat sur vous du jour au lendemain. Bien qu’insidieux, certes, il prévient, avance étape par étape et ne s’impose que si on ne lui met pas de barrières. Aussi, la présence persistante d’un épuisement émotionnel, d’un détachement et d’une productivité moindre au travail sont autant de signaux précurseurs à prendre au sérieux pour éviter que le processus ne gagne du terrain et contamine l’ensemble de l’équipe. « Quand tel est le cas, c’est le signe que cela fait très longtemps qu’elle n’a pas reçu les ressources nécessaires pour faire face aux exigences de ses missions et qu’elle s’épuise », renseigne Adrien Chignard, psychologue du travail. Rien d’inéluctable pour autant. A tout moment, le manager peut infléchir le processus. Tout l’enjeu est d’intervenir le plus précocement possible. Petit manuel en huit suggestions.
Par deux fois, avant son burn-out, Marie-Noëlle Boisseux s’est tournée vers sa direction, espérant trouver auprès d’elle une oreille attentive et un appui. Sans résultat. Face aux difficultés ou aux angoisses de son équipe, le manager doit au contraire instaurer un climat de sécurité psychologique favorable à l’expression d’un mal-être. Soutien social et émotionnel constitue un des leviers pour remédier à la souffrance au travail. « Cela veut dire que le manager est capable d’entendre quand cela ne va pas », prévient Adrien Chignard. Il s’agit alors de mettre en place un management plus « humain » qui privilégie la proximité et la communication. Pour cela, il systématise la prise de température du moral de ses troupes et propose un feedback constructif et rassurant. « C’est la fréquence des régulations qui fait le caractère durable de la qualité de la relation. On évite ainsi que de petits problèmes deviennent des hyper-pugilats et que le mal-être dévie en burn-out », poursuit le psychologue.
Analyse de pratiques, groupes de parole, supervision… les espaces favorisant cette régulation ne manquent pas. A condition qu’on y discute du travail, ils constituent un moyen d’apurer le système relationnel. « Ils jouent un rôle d’amortisseurs et sont des outils efficaces pour prévenir les risques psycho-sociaux », considère Jean-Claude Dupuis, enseignant-chercheur spécialiste des métiers du management et des organisations dans l’action sanitaire et sociale. Le premier rôle du manager est ainsi d’être un animateur de ces espaces. A lui de créer les occasions de replacer l’expérience du travail au centre des échanges. « Un sujet aussi quotidien que le temps qu’il fait », estime Adrien Chignard qui conseille de l’évoquer lors du point hebdomadaire. Cette réunion n’est pas uniquement faite pour travailler sur le “quoi” mais aussi sur le “comment”. Par exemple : “Comment ça va ?”, “Comment travaille-t-on ensemble ?”, “Comment peut-on améliorer tel process ?” » Tous les professionnels ne partagent pas forcément d’emblée les mêmes expériences. Aussi ces instances permettent-elles de rendre le travail vivant. « Tout sauf une équipe silencieuse, qui ne communique que par écrans interposés. Il faut que l’on entende la musique des discussions et de la conflictualité », insiste Jean-Claude Dupuis.
Bien sûr, le manager doit démontrer sa capacité à imaginer des solutions pour encourager un certain épanouissement de ses collaborateurs. Mais c’est tout de même autre chose quand il peut compter sur la puissance du collectif pour y parvenir. « On n’a certainement pas toutes les réponses aux besoins d’autrui. C’est pourquoi j’insiste sur l’intérêt de cultiver l’intelligence collective. La co-construction des réponses, cela peut paraître tout bête mais, quand cela fonctionne, c’est vraiment intéressant », constate Brigitte Vaudolon, psychologue et directrice générale du cabinet Pulso France. L’intelligence collective est une extraordinaire source d’énergie. La mobiliser permet de renforcer la maturité des équipes et assurer une action cohérente auprès des personnes accueillies. Dans un contexte tel que celui du secteur social et médico-social, des établissements sont amenés à revoir leur modèle de fonctionnement dans ce sens. Pas de solutions clés en main, mais des méthodes de management qui font intervenir toutes les compétences. « Le management s’appuie encore très souvent sur une organisation hiérarchique et un fonctionnement fondé sur l’application de procédures. Avec l’intelligence collective, on renverse la table et on passe d’un mode d’organisation un peu moyenâgeux pour redonner du pouvoir d’actions aux salariés », illustre Geoffroy Verdier, directeur d’ADT 44, un service d’aide à domicile.
Qui mieux que les salariés pour connaître leurs besoins ? Pour ADT 44, la réponse tient en trois mots : « Libérons nos énergies », du nom de son projet lancé voilà cinq ans et dont le dessein est d’améliorer les conditions de travail de ses salariés. L’association a ainsi pris le pli de co-construire ses plannings de sorte qu’ils concilient les contraintes des salariés et les besoins des personnes aidées, tout en respectant le droit du travail (voir encadré page 22). « En cas d’absence, par exemple, on étudie ensemble les solutions possibles, plutôt que d’avoir des trous dans les plannings. On leur laisse aussi plus d’autonomie pour grouper des interventions si cela les arrange », décrit son directeur. Agir sur les conditions de travail, c’est aussi promouvoir un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, une balance qu’un rien peut suffire à stabiliser. C’est du moins ce qu’a expérimenté Marie-Noëlle Boisseux en grignotant légèrement sur le temps de travail de son équipe. « J’avais appris que certains salariés ne parvenaient pas à prendre le RER à temps lorsqu’ils finissaient à 22 heures. On s’est mis d’accord avec les équipes de nuit pour qu’ils finissent plus tôt et rentrent plus rapidement chez eux », se souvient l’ancienne responsable.
Face à une équipe à bout de force, rien de tel que la valorisation. Un bon manager aura beau favoriser le dialogue et le soutien, sans la reconnaissance du travail accompli et des réussites, la démotivation guette. « C’est hyper-important de pouvoir se réjouir de ce qu’on a bien fait parce que cela nourrit un environnement de travail sain et cela redonne un sens à la mission », analyse Brigitte Vaudolon. La qualité de vie au travail est indissociable d’un travail de qualité. Valoriser ainsi les individus limite incontestablement les risques de stress professionnel. Mais parfois cela ne suffit pas. Alors il faut innover. C’est le parti qu’a pris Annabelle (le prénom a été modifié), à la tête d’un service social où les agents, vieillissants, s’essoufflent. « Faute de pouvoir leur retirer des tâches, j’essaie de valoriser leurs compétences en les sollicitant dès que nous accueillons des stagiaires par exemple. »
Autre solution pour « contourner » la lassitude au travail : diversifier les missions. Ainsi, le manager peut proposer l’animation d’actions collectives. De quoi rompre avec l’impression de monotonie et retrouver un nouvel élan ! Telle est la conviction de l’ADT 44 qui doit composer avec une forte problématique de recrutement et de fidélisation de ses salariés. Pour cela, l’association a trouvé une parade efficace : elle mise sur des compétences qui ne font pas partie de leur cœur de métier. Toutes les propositions sont les bienvenues, qu’il s’agisse d’une sortie en bord de mer, d’une activité de médiation animale, d’art floral ou d’une séance de socio-esthétique. En parallèle, elle encourage ses employés à prendre part au fonctionnement de l’association. Aussi, s’ils le souhaitent, les intervenants de ce service d’aide à domicile peuvent se positionner volontairement sur des missions de recrutement, de tutorat, de concertation ou réaliser la visite à domicile de première évaluation. « On s’aperçoit que le partage de responsabilités a de multiples vertus. Il implique, de la part des professionnels, une prise de recul et une ré-interrogation de leur propre pratique, mais aussi une prise en compte de celle de leurs collègues. Tout cela leur permet de s’affirmer et contribue à limiter l’absentéisme », se réjouit son directeur, Geoffroy Verdier.
Y avoir recours n’est pas systématique, pourtant, la formation est un levier puissant pour prévenir le burn-out. Quelques jours par an suffisent pour que les bénéfices soient palpables tant pour le salarié que pour son employeur. Courtes, longues, diplômantes, qualifiantes, certifiantes… les opportunités sont nombreuses alors autant s’en saisir ; ce que font certains managers, conscients des répercussions sur la satisfaction et la motivation de leurs personnels. « Il est normal de continuer à avoir besoin d’être nourri régulièrement. Pour ma part, j’essaie toujours de pousser les demandes de formation auprès des différents organismes auxquels nous avons accès car je considère que c’est une des conditions pour s’épanouir au travail », abonde Annabelle.
Parce qu’ils sont de plus en plus nombreux à être formés au repérage des signes précurseurs du burn-out, les managers sont au fait de la nécessité de prévenir les facteurs de risques. Outils de prévention efficaces, les sondages ou enquêtes de satisfaction en direction des équipes représentent une excellente opportunité d’améliorer la qualité de vie au travail. Si tant est qu’ils débouchent sur des actions concrètes. « Ce n’est pas uniquement à l’individu de gérer ses tensions. Le manager doit essayer, au niveau collectif, d’influer sur la gestion du stress, observe Brigitte Vaudolon. C’est toujours plus efficace si une équipe s’engage ensemble dans ce type de démarche. » Et pour cela, des programmes de gestion du stress faisant intervenir, par exemple, du yoga, de la sophrologie ou des méthodes basées sur la pleine conscience (MPSR) peuvent être utiles.
« Pour être en bonne santé, une équipe doit avoir le sentiment de disposer des moyens nécessaires pour faire son travail. Et lorsque cela ne va pas, être en capacité de réguler ses moments difficiles dans un climat sécurisé. »
Adrien Chignard, psychologue du travail
C’est presque un miracle dans le secteur de l’aide à domicile qui fait surtout parler de lui pour ses manquements. Pourtant il existe en Loire-Atlantique, précisément dans l’association ADT 44 qui, malgré la crise, recrute mieux que ses homologues et gardent ses salariés. Son secret : un mode d’organisation basé sur le modèle Buurtzorg, qui repose sur la mise en place d’équipes autonomes. « Tous nos plannings sont co-construits avec nos salariés, ce qui leur donne plus de souplesse. On les incite aussi à diversifier leurs missions ou à évoluer dans leur métier en devenant, par exemple, “team leader” ou en suivant une formation », détaille son directeur Geoffroy Verdier. Des remèdes efficaces contre la routine, du moins selon les résultats « très positifs » du baromètre social annuel.
Même le plus attentionné peut perdre pied. Les managers qui s’en sortent le mieux sont en effet des personnes qui savent prendre soin d’elles-mêmes, imposent des limites quand il le faut, et savent demander de l’aide si nécessaire. « Il existe toutes sortes de moyens pour ne pas rester seul avec son fardeau. Il ne faut surtout pas hésiter à se tourner vers son propre manager, un médecin ou un psychologue du travail, le DRH ou encore les représentants du personnel pour éviter de se retrouver en difficulté », conseille Adrien Chignard, psychologue pour un cabinet-conseil spécialisé dans la prévention des risques psycho-sociaux.
« Dans les métiers du social, le risque de burn-out est permanent parce que l’on peut toujours en faire plus. Sans compter que les nouvelles demandes sont en perpétuelle augmentation, et que les moyens n’augmentent pas pour autant. »
Marc Loriol, sociologue du travail