Les interrogations sur le juste équilibre entre distance et proximité en travail social sont aujourd’hui lancinantes si l’on se réfère aux nombreux articles et pages web sur le sujet. Cette problématique est une constante de l’histoire du social, mais avec des formulations différentes. A la fin du XIXe siècle, la « question sociale » est centrée sur la condition ouvrière. Elle est alimentée par la peur de la lutte des classes, due à la très forte visibilité qu’acquiert ce monde ouvrier encore minoritaire, avec l’apparition de centrales syndicales et de nombreux courants politiques qui en font l’acteur majeur des transformations sociales. L’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII en 1891, dans son appel à l’engagement temporel de l’Eglise et à la mobilisation des catholiques laïcs, s’intéresse ainsi au prolétariat urbain, invitant chacun à accepter sa condition « naturelle » et prônant l’union et la réconciliation :
« Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits ont eu pour résultat un redoutable conflit. […]
« L’erreur capitale, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné. […] Dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre. […]
« Nous sommes persuadés, et tout le monde en convient, qu’il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont pour la plupart dans une situation d’infortune et de misère imméritées. »
Or, une grande partie des initiateurs et initiatrices de l’action sociale sont des citadins, issus de milieux bourgeois ou plus aisés, habitant les beaux quartiers. Ils vivent avec stupeur à leur échelle la modification du paysage urbain avec l’extension des faubourgs, puis des banlieues en périphérie. Par leur intervention charitable, ils cherchent à rétablir la paix et la concorde sociales, invoquant la rencontre entre personnes de milieux sociaux différents. C’est dans cet esprit que se développent, fin du XIXe, des maisons ou résidences sociales, ancêtres des centres sociaux actuels. En 1896, le marquis Costa de Beauregard publie un opuscule : La Charité sociale en Angleterre. Il y décrit le mouvement des settlements (colonies) lancé par de jeunes universitaires. La référence est Toynbee Hall, « maison de voisinage » créée en 1884 dans un quartier ouvrier de Londres. Il explique que « quelques vaillantes femmes ont voulu tenter à Paris l’expérience : les travailleuses françaises sont devenues maîtresses d’école, garde-malades, bonnes d’enfants ». Il reproduit leur journal, daté du 22 septembre 1896, où l’on peut lire :
« Nous installons notre premier settlement au 36, rue du Chemin-Vert, à Popincourt. Notre rue, toute bordée d’ateliers et d’usines, commence au boulevard Richard-Lenoir, pour finir à Ménilmontant. Celui-ci est un des plus peuplés de Paris. […] Certes, notre luxe n’éclaboussera personne. Nous sommes aussi mal installées que peuvent l’être nos plus pauvres voisins. Un immense grenier sous les toits d’une fabrique de conserve, deux petites chambres et une cuisine à l’avenant constituent notre logis. […] Puisque nous ne sommes ici que pour faire métier de voisines, nous avons couru le voisinage. Comment se créer autrement des relations dans un pays où l’on arrive ? Notre empressement semble causer un peu d’étonnement, pour ne pas dire quelque méfiance. Cependant, on nous a reçues poliment presque partout… »
C’est sans doute la force de cette philosophie de l’acceptation, cette utopie de l’harmonisation, cette idéologie du progrès dans la tranquillité qui a pu séduire les gouvernements qui se sont succédé et surtout les interlocuteurs municipaux.