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La prospective, premier pas dans le travail social

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Longtemps associée aux décisions stratégiques de grandes entreprises ou de gouvernements, la prospective, qui vise à décrire des futurs possibles pour mieux définir des leviers d’action, a déjà séduit cinq associations de la protection de l’enfance(1). Accompagnées du cabinet Futuribles, elles ont tenté d’imaginer le devenir du secteur à l’horizon 2030-2035.

« Rien ne bouge », « collégialité des institutions », « le choix de la prévention », « sanitarisation de l’enfance en danger ». Quatre scénarios principaux ressortent du rapport publié fin 2023 sur le devenir de la protection de l’enfance. Menée par Marie Ségur, directrice d’études chez Futuribles, cette réflexion prospective doit permettre de prendre de la hauteur face à l’urgence du terrain et de mieux comprendre les « tendances lourdes » qui traversent le secteur.

Qu’est-ce que la prospective ?

Marie Ségur : Cette discipline n’a pas de statut reconnu en France, mais elle s’appuie sur des méthodes très proches des sciences sociales pour réfléchir aux futurs possibles dans n’importe quel domaine. La prospective permet de faciliter la prise de décision, ainsi que les stratégies d’organisation, à la lumière de ce qui peut arriver demain. C’est une discipline tournée vers le futur au service de l’action présente.

Il ne s’agit pas d’une approche nouvelle…

M. S. : Non, elle a émergé dans les milieux militaires et s’est structurée au moment de la guerre froide. Elle a ensuite rapidement imprégné le domaine civil. Il existe aujourd’hui beaucoup de think tank américains et anglais qui se démarquent en la matière, mais la France reste pionnière. Futuribles est d’ailleurs l’un des premiers cabinets français à avoir développé une démarche réflexive de la prospective.

L’intérêt pour cette discipline est devenu plus aigu depuis la crise Covid. Avec la pandémie, a émergé une prise de conscience : nous pouvons être heurtés par des phénomènes ne venant pas spécifiquement de notre champ, mais qui peuvent bouleverser de façon systémique toutes nos activités.

Aujourd’hui, les incertitudes et les événements chocs se multiplient, notamment avec la pression croissante du changement climatique. La prospective attire car elle essaye de hiérarchiser les différents phénomènes auxquels nous serons confrontés demain en fonction de leur degré d’incertitude. Il ne s’agit pas de dire qu’on va les réduire ou les faire disparaître, mais plutôt de définir le périmètre des sujets sur lesquels nous pouvons agréger des connaissances ainsi que des thématiques très incertaines mais sur lesquelles nous pouvons quand même émettre des hypothèses.

Quels secteurs ont d’ordinaire recours à cette démarche ?

M. S. : Nous travaillons beaucoup avec des collectivités territoriales et, de manière générale, les grandes entreprises sont assez actives sur le sujet. En plus des moyens dont elles disposent pour financer ce type d’études, elles font face à des enjeux stratégiques lourds si elles n’anticipent pas les changements de leur écosystème. La plupart des Etats ont également des unités de prospective confidentielles dans le domaine de la défense militaire et des unités, davantage publiques, censées orientées les politiques. France stratégie est par exemple le think tank de réflexion prospective du gouvernement français.

En quoi la prospective est-elle utile au travail social ?

M. S. : Les acteurs du champ social sont ballottés par la gestion de l’urgence. La prospective est utile d’abord parce qu’elle permet à un secteur englouti de prendre un peu de hauteur et de pouvoir se préparer aux changements à venir. Le domaine social est ensuite marqué par des « tendances lourdes ». Il s’agit de mouvements profonds, existant depuis cinq ou dix ans et qui sont peu susceptibles de changer. Je pense par exemple au vieillissement démographique, une donnée structurante avec un fort impact sur le travail social, ou à l’attractivité des métiers, qui ne peut pas se résoudre dans l’urgence. La prospective aide à mieux cerner ces évolutions et leurs impacts futurs. Autre atout de cette démarche : l’articulation entre eux de phénomènes à première vue disjoints, mais qui en réalité se répondent ou ont des effets les uns sur les autres. Il est utile à tous les secteurs de dézoomer de leur seul champ pour observer comment des faits, à priori extérieurs, influent sur leur activité.

Imaginer des scénarios à l’horizon 2035 peut sembler déconnecté des réalités vécues sur le terrain…

M. S. : Ces associations de la protection de l’enfance se sont fortement mobilisées pour dégager du temps car elles se sont rendu compte de l’importance du pas de côté. Malgré les pressions internes ou externes, il y a eu une vraie volonté de se réunir et de discuter. Cette démarche demande de l’investissement, et les conditions sont rarement idéales, mais c’est un cercle vertueux. Les bénéfices sont collectifs. Cela permet de se mettre progressivement d’accord sur un langage commun autour de problématiques partagées mais dont on n’avait pas forcément parlé avant. Dans un secteur en crise, cette même approche et ce même langage représentent un réel atout pour mettre en place des projets concrets.

Pourquoi dessiner des scénarios futurs très tranchés ?

M. S. : Les scénarios ont souvent une dimension caricaturale et archétypale qui est volontaire. Autrement, nous aboutirions à des trames mélangeant tous les phénomènes et cela ne faciliterait pas la réflexion stratégique qui arrive dans un second temps de la démarche. Le but de la prospective n’est pas tant d’émettre des prophéties que de cerner le champ des possibles et du vraisemblable. La réalité se situera à la croisée de deux, trois, voire de quatre scénarios. Ces pistes mettent en exergue des probabilités et permettent de faire réagir les acteurs. Souhaitent-ils ou non se trouver dans un tel cas de figure ?

Comment choisissez-vous l’horizon temporel sur lequel travailler ?

M. S. : Tout dépend du sujet et du secteur. L’idée est de trouver un horizon qui soit ni trop loin, pour que les acteurs ne se sentent pas dépossédés du sujet, ni trop proche, autrement, ils ne parviennent pas à envisager des transformations ou des ruptures possibles par rapport aux tendances connues. Travailler sur le futur d’un territoire à 2100 n’a pas d’intérêt. La personne ne perçoit pas sa capacité d’action à une telle échéance. Mais se projeter en 2025, n’a pas non plus de sens, car à priori tout ne va pas changer dans ce laps de temps. La thématique joue aussi dans le choix de l’horizon temporel. Se pencher sur le futur d’une centrale nucléaire, qui s’inscrit dans un domaine avec de nombreuses inerties en termes d’infrastructures et de jeux d’acteurs, ou sur le futur de la téléphonie mobile, qui est en perpétuel changement, sont deux choses différentes.

Pour le travail social, et plus spécifiquement pour la protection de l’enfance, nous avons choisi un horizon à dix ans. Nous avons jugé que c’était suffisamment proche pour participer, en tant qu’acteurs, à des changements de paradigmes de politiques publiques ou de modalités d’accompagnement. En même temps, suffisamment lointain pour prendre en compte la transformation de paysages politiques européens et français et envisager la transformation des publics eux-mêmes. D’ici 10 ou 15 ans, le profil des personnes accompagnées est amené à changer avec l’évolution des politiques migratoires, des problématiques climatiques…

Comment les acteurs de la protection de l’enfance peuvent-ils se saisir des travaux que vous avez réalisés ?

M. S. : Un changement peut s’opérer au sein des instances ayant mandaté cette démarche. Pour que ce ne soit plus aux acteurs de terrain de mener ces réflexions, mais que cela se joue à un niveau ministériel ou départemental. Il y a des organisations mandatées pour réaliser ce travail qui aujourd’hui remplissent peu cette fonction. Il existe des observatoires, qui sont récents et sans doute en train de se structurer, dont le rôle est, entre autres, de collecter des données et d’en tirer des analyses pour le futur. Espérons que les recherches réalisées avec ces cinq acteurs favorisent ce genre de réflexions prospectives et aboutissent à de vrais résultats, car l’idée n’est bien sûr pas de collectionner des rapports dans des armoires. Le but est aussi que chacune des associations puisse utiliser cette étude comme base analytique et argumentaire pour conduire des plaidoyers.

Prévoyez-vous de travailler à nouveau avec le secteur social ?

M. S. : Nous avons été sollicités par le Haut Conseil du travail social (HCTS) pour collaborer avec eux dans la lignée de la publication du Livre blanc. Ces acteurs se sont déjà penchés sur le futur du travail social, mais peuvent se heurter à un manque méthodologique. L’idée, encore une fois, est d’aller plus loin que l’identification d’un certain nombre de phénomènes et de mieux cibler ce qui fait blocage dans la mise en place de recommandations.

Notes

(1) Apprentis d’Auteuil, Chanteclair, la Croix-Rouge française, La Vie au Grand Air, SOS Villages d’enfants, avec le soutien de l’Uniopss.

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