Postée devant les deux écrans d’ordinateurs du bureau de la permanence, Juliette Reynes pianote sur son clavier. « Un instant… je regarde si ma collègue a transféré l’appel du 119, précise la professionnelle au haut-parleur de son téléphone, le regard plongé dans ses mails. Alors… je vous confirme que l’information préoccupante et la demande d’enquête de police en vue d’une OPP (ordonnance de placement provisoire) ont bien été transmises. Mais nous n’avons pas reçu de 119. » Concentrée, Juliette Reynes vérifie une seconde fois avec soin. Pas question de perdre du temps pour cette situation qui nécessite une réaction en urgence. L’avant-veille, à 17 h 37, la cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) de Seine-Saint-Denis a reçu une de ces alertes qu’elle centralise, de la part d’une puéricultrice d’une PMI (protection maternelle et infantile) du département. La professionnelle a été prévenue par des habitants du quartier qu’un bébé de moins de 2 ans subissait régulièrement des insultes et des coups de sa mère. En guise de repas, l’enfant recevrait des biberons, yaourts et pains au chocolat, et du sirop à dose régulière pour la faire dormir. Tour à tour enfermée dans sa chambre, ou ballotée de son parc à sa chaise haute, sans jamais marcher, pour ne pas perturber le chien de la maison.
Suivie à la PMI, la fillette présenterait un retard de développement, de langage et une mauvaise prise de poids. Inquiète, la signalante a conseillé aux voisins de contacter le 119, numéro d’urgence de l’enfance en danger, pour appuyer son information préoccupante (IP). D’où la recherche d’une trace écrite de cet appel, systématiquement transmis à la Crip.
Pourtant, la travailleuse sociale reste sereine. Aucune information préoccupante n’est arrivée ce matin dans la messagerie de la permanence dont elle est chargée avec son binôme. Et à peine quatre appels ont été reçus en 45 minutes. Autant dire une broutille. En moyenne, la cellule reçoit 20 coups de fil par jour et 10 à 15 IP sur sa messagerie. Un rythme intense, sans commune mesure pour autant avec le pic de chaque veille de vacances scolaires. Comme vendredi dernier, où 65 IP ont été enregistrées en une seule journée. « C’est souvent le moment où les enfants racontent à leurs enseignants qu’ils ne veulent pas rentrer chez eux parce qu’ils sont maltraités, raconte la rédactrice. Alors les établissements scolaires multiplient les envois avant de partir. Avec un tiers des IP, ce sont nos premiers signalants. » Suivis par le parquet (19 %) et les services du 119 (10 %).
Alors Juliette Reynes profite de l’accalmie. Sans « les tours de pise » de papiers qui remplissent ordinairement les deux casiers destinés aux demandes ou retours d’évaluation à destination des deux responsables. Sans ces jours où les files d’attente s’allongent devant le bureau des dirigeantes pour leur faire signer des documents à la chaîne. Sans ces moments où « on envoie des demandes d’enquête de police à la pelle, tout en répondant au téléphone et aux mails en continu ». Placardé sur les murs du bureau, le portrait de Shiva est d’ailleurs là comme pour jauger l’efficacité de ses disciples improvisés. Mais, pour les casiers bleus siglés du prénom de chaque membre chargé du traitement des IP, où elles sont entreposées par secteur, rien à faire : « C’est un puits sans fond », préfère plaisanter la professionnelle.
Et ce malgré une équipe qui s’est étoffée, passant de 15 à 24 personnes en deux ans (une responsable, une adjointe, des « rédacteurs administratifs », des travailleurs sociaux, un médecin et un psychologue). Il n’en faut pas moins pour traiter les 4 517 informations préoccupantes reçues en 2023. Soit une augmentation de presque 6 % en un an, et de 22 % en deux ans. Et depuis le début de l’année, le service a déjà enregistré 647 nouvelles alertes.
Une densité lourde à porter. « Lire des IP à la chaîne est éprouvant, reconnaît Aurélie Roncin, éducatrice spécialisée. Sur le terrain, on accompagne des familles en vue de la construction d’un projet. On n’a pas à lire en permanence toute la souffrance à laquelle les enfants sont exposés. Et puis, alors qu’en première ligne les parents dangereux ont déjà été écartés, ici on sait que pendant qu’on lit, l’enfant est potentiellement en train d’être maltraité. »
Sans compter que depuis peu, photos et enregistrements sont venus durcir la description des situations. Malgré tout, après dix-huit ans passés au contact des familles, Katarina Erikson ne regrette pas son choix. « Certes, on est toujours dans le risque. On ne doit jamais perdre de vue l’intérêt supérieur de l’enfant car la responsabilité est énorme : il faut arbitrer entre le danger encouru et la conscience qu’un placement en urgence peut être traumatique. Mais quand on a travaillé longtemps sur un territoire, on a envie de prendre de la distance », estime la responsable adjointe.
Les missions à la Crip ne manquent pas. D’abord la permanence donc, qui se dédouble entre conseils aux signalants et recueil des IP. Assurée en rotation d’une demi-journée par un duo composé d’un rédacteur et d’un technique, la procédure est millimétrée. Pour le rédacteur, il s’agit d’imprimer les IP, de les enregistrer dans le tableau Excel maison. Puis de vérifier si le service social départemental, la PMI et l’aide sociale à l’enfance (ASE) connaissent la situation, et, si besoin, de rédiger un résumé de l’IP. Le tout retranscrit sur un bordereau, surnommé « papillon », à transmettre au technique. Charge à ce professionnel d’éventuellement rappeler le signalant pour obtenir des précisions, avant de décider de l’orientation à donner à l’alerte. Les possibilités sont multiples : requérir une enquête de police, une ordonnance de placement provisoire ou une évaluation en urgence si l’enfant est en danger avéré ; demander une évaluation par les services de protection de l’enfance si la situation est moins pressante.
Mais, pour un tiers des IP, les informations ont besoin d’être étayées avant de déterminer la suite à leur donner. C’est là qu’apparaît la deuxième tâche de la Crip : les évaluations de premier niveau. Effectuées par l’équipe technique, composée d’anciens professionnels de terrain tous expérimentés, elles consistent en un premier filtre, à coups d’appels aux partenaires. « L’objectif est d’approfondir pour avoir la vision la plus globale possible de la situation avant de faire nos préconisations. Comme une petite enquête », résume Aurélie Roncin, avant de décrocher son téléphone. La travailleuse sociale répond au CAMSP (centre d’action médico-sociale précoce) qu’elle a tenté de joindre pour « creuser » l’histoire de la petite Selma (le prénom a été modifié). Et cherche à connaître le temps qui s’est écoulé avant que la mère du bébé, atteinte d’addictions sévères pendant sa grossesse, contacte ce service de détection de retards de développement chez les 0-6 ans auquel elle a été adressée. Entre-temps, la tante de Selma l’a conduite à l’hôpital pour montrer ses hématomes, déclenchant une IP de la part de l’établissement. Aurélie Roncin a déjà approché trois autres structures. En quatre mois, l’éduc’ a clôturé 73 IP. Et en garde en permanence une quarantaine « en file active ».
Troisième mission, la sensibilisation des partenaires. Assistante sociale de formation, Katia Brugère s’attache régulièrement « à former au repérage des signaux d’alerte à partir du comportement des enfants ou à la rédaction d’une IP. Bref, de la pédagogie et beaucoup de répétition ! » D’un côté, il faut inciter ces assistantes sociales scolaires en retrait « par peur des représailles parentales et des conséquences d’une IP », ou ces puéricultrices « tiraillées entre le repérage des signaux et le soutien à la parentalité » à se lancer. « Il faut déconstruire le cliché ASE = placement », note-t-elle. De l’autre, freiner les professionnels de crèche qui déclenchent l’alerte au moindre symptôme d’énurésie, ou les chefs d’établissements qui ressortent « des IP “parapluie” de fonds de tiroirs à la veille des vacances pour se couvrir et laisser une trace, alors que l’enfant est déjà suivi ou que ces parents sont mobilisés ». « Quand plusieurs partenaires sont déjà engagés, il est bien plus rapide et efficace de les mettre en lien au sein des réunions pluridisciplinaires prévues par le département », se désespère-t-elle.
Enfin, depuis un an, la Crip s’est dotée d’une cellule d’évaluation maison. Deux assistantes sociales, une éducatrice spécialisée et une éducatrice de jeunes enfants expérimentées interviennent en renfort, pour réduire les retards pris par les services départementaux. Un sac à dos bien rempli sur les épaules, Elodie Vignocan revient justement de deux rendez-vous ce matin. « On en fait jusqu’à quatre par jour, précise l’assistante sociale. Mais on essaie de rentrer ici le midi pour avoir un sas : on échange notamment en cas d’entretien particulièrement difficile. Comme nous intervenons sur les IP en attente depuis longtemps, nous sommes face à des situations particulièrement dégradées, des parcours de vie complexes et des enfants qui ont vécu des choses incroyables. »
En premier lieu desquels l’explosion des violences conjugales, des conflits parentaux et de la surexposition aux écrans drainant dans leur sillage des troubles du comportement sévères. Des cas pour lesquels leurs binômes du département, généralement moins expérimentés, se reposent sur ces spécialistes. « La formation de base des travailleurs sociaux n’aborde quasiment pas la protection de l’enfance. Beaucoup appréhendent l’entretien avec l’enfant, assure Noémie Briquet, éducatrice spécialisée. Nombreux sont ceux aussi qui préfèrent nous laisser prendre en main les conclusions écrites après l’enquête. »
D’autant qu’ici aussi, l’accumulation fait loi. Parce qu’en moyenne, les professionnelles sont chargées de 20 évaluations, dont cinq en urgence. Que croiser leurs agendas avec ceux de professionnels chargés d’autres missions relève de l’exploit. Et que les trois rendez-vous imposés par le département sont rarement suffisants pour rencontrer les familles. Difficile dans ces conditions de respecter les délais imposés par la loi. « Même si nous y parvenons, le point épineux reste la suite, ironise Elodie. Entre le manque de moyens de l’ASE et l’absence régulière de retour de la part des services judiciaires, nous avons intérêt à être résistantes à la frustration ! »