Michèle Créoff est co-autrice, avec Françoise Laborde, des « Indésirables. Enfants maltraités : les oubliés de la République », ouvrage paru en 2021 (éd. Michalon).
Lorsque j’étais vice-présidente du CNPE, l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) disposait des chiffres nationaux. Tous les départements connaissent leur nombre d’informations préoccupantes (IP) parce qu’ils y sont obligés pour tenir leur budget. Si on a envie de savoir, on y arrive. Donc, pourquoi n’a-t-on pas envie de savoir ? Peut-être parce que, dès lors que l’on sait, on devient responsable. En matière d’action publique, quand on ne compte pas, cela ne compte pas. Tant qu’on ne se dotera pas de statistiques objectives, on n’arrivera pas à piloter la protection de l’enfance au niveau national. Malgré la faiblesse des connaissances statistiques, nous savons que nous sommes face à une tendance exponentielle de fond. Selon les Crips (cellules de recueil des informations préoccupantes), les IP sont en hausse. Par exemple, le Val-de-Marne que j’ai bien connu recense près de 4 000 IP, contre 3 000 il y a cinq ans. Les appels au 119 [numéro national pour la prévention et la protection des enfants en danger ou en risque de l’être, ndlr] augmentent aussi de façon significative.
Les professionnels qui travaillent dans les lieux où l’on peut repérer des enfants en danger – Education nationale, centres sportifs ou de loisirs – sont le plus souvent mal formés à détecter. Pour eux, une sensibilisation au repérage des signes cliniques suffirait. Pour ceux qui évaluent les informations préoccupantes reçues, c’est autre chose. Une formation qui débouche sur une vraie technicité est nécessaire. Lorsque j’étais sa vice-présidente, le CNPE avait demandé un référentiel national afin que toutes les possibles situations de danger soient examinées avec le même outil, de façon à ce que l’on objective l’évaluation et que l’on aboutisse à une égalité des chances. Depuis la loi « Taquet », le référentiel de la Haute Autorité de santé (HAS) a été désigné comme source unique de qualification. C’est un outil extrêmement pertinent et complet, mais qui suppose une expertise pour s’en servir(1).
Bien évidemment, les départements peu peuplés, qui ont peu d’IP à traiter et un personnel en protection de l’enfance réduit, risquent de ne pas avoir la technicité suffisante pour une évaluation pertinente. Mais je ne pense pas que la question du manque de personnel soit la première cause des difficultés pou traiter les IP. A un moment donné, il faut atterrir : présentée comme une panacée, la décentralisation de la protection de l’enfance, qui met en jeu des structures territoriales sans ingénieries suffisantes, est une aberration. Plus les politiques sont complexes, plus il faut de technicité, de pilotes qui aient les capacités d’agir.
Pour former les personnels au référentiel de la HAS, je suis intervenue dans plusieurs départements. D’autres, qui se sont déjà formés au référentiel Esoppe du Creai Auvergne-Rhône-Alpes, majoritairement utilisé auparavant, considèrent que c’est suffisant et n’ont pas envie de remettre au pot. Tout se met donc en place à une lenteur incroyable. Je rappelle régulièrement à mes collègues départementaux d’être prudents. Depuis la parution du décret le 31 décembre 2022 [relatif au référentiel de la HAS, ndlr], toute évaluation de danger qui se fait sans être raccrochée au référentiel actuel est une évaluation illégale, que parents ou enfants pourraient contester devant la justice. Pour autant, il ne s’agit pas de mobiliser tout le monde. Je préconise plutôt que les départements se dotent d’une équipe qui se consacre à l’évaluation, rattachée à chaque Crip. Au lieu de former 500 travailleurs sociaux par département, on en formerait 80 qui seraient hyper compétents et construiraient des réseaux efficaces avec des partenaires.
Une étude qualitative a été réalisée par l’ONPE en 2013 pour savoir comment les travailleurs sociaux évaluaient les maltraitances et négligences. Les lacunes recensées à l’époque sont celles que je retrouve au cours de mes formations. C’est long de changer les cultures professionnelles collectives. On remarque deux principaux écueils :
→ La première difficulté, redoutable pour les collègues, est de caractériser le danger. Souvent, le travailleur social décrit le contexte familial, se perd dans les détails de la maladie mentale de madame, de l’alcoolisme de monsieur, et a du mal à se centrer sur l’enfant. C’est-à-dire à effectuer une évaluation dynamique qui part de l’observation du mineur, de ses besoins fondamentaux, notamment son méta-besoin de sécurité, pour savoir s’ils sont satisfaits, et quel impact cela peut avoir sur son développement actuel ou à venir. Or, à part les éducateurs de jeunes enfants, les travailleurs sociaux sont peu formés à l’observation de l’enfant ou aux interactions enfant-parent, et n’ont jamais entendu parler des besoins fondamentaux. On leur a appris à créer une alliance avec les parents, et donc à les croire sur parole, pas à investiguer de façon neutre et objective. Résultat, on envoie ces collègues en mission comme on enverrait des soldats au front, sans munitions ni casque. Sans rien dans leur boîte à outils, alors qu’elle existe bel et bien.
→ Le deuxième écueil est de savoir identifier les comportements parentaux en faisant la différence entre compétence et capacité. Un parent incompétent est confronté à un problème de savoir, d’expérience. On peut donc mettre en place des étayages éducatifs pour lui apporter la connaissance et lui faire prendre conscience des dysfonctionnements. Un parent incapable est confronté à une question de pouvoir : ce n’est pas qu’il n’a pas envie, c’est qu’il n’est pas en capacité de, que ce soit en raison d’une maladie mentale, d’addictions sévères ou de certains handicaps intellectuels, configurations parentales que l’on retrouve le plus dans les maltraitances et les négligences graves.
Arrêtons de nous raconter des histoires : caractériser la posture parentale, et donc déterminer si on peut travailler, et comment, avec les parents pour mettre fin au danger ou si c’est impossible à court terme, est l’autre pied de l’évaluation. Car la temporalité de l’enfant et celle des parents sont différentes : l’enfant a besoin que cela aille vite, parce que son enfance et son développement neuronal s’effectuent sur un temps court.
Selon les Crips, on peut estimer entre 10 % et 20 % les IP qui ne mènent à rien après analyse. Donc, majoritairement, les IP reçues sont bien ciblées et débouchent sur des informations préoccupantes qualifiées. L’IP n’est rien qu’un signal d’alerte qui va entraîner un processus d’évaluation. Penser que les IP sont déclenchées de façon excessive vient souvent du fait qu’on associe trop souvent les mesures de la protection de l’enfance à des sanctions, où toute saisine des services aboutirait à un placement. Mais les travailleurs sociaux sont aussi là pour soutenir les enfants, en proposant d’abord des solutions d’accompagnement à leur famille. Quand on échange avec les départements, on considère qu’environ 30 % des IP constituent des informations récurrentes, c’est-à-dire qu’elles font suite à deux IP précédentes. Alors je veux bien croire que certains aient des états d’âme à l’idée que l’on envoie trop d’IP, mais, en réalité, on a plutôt tendance à sous-évaluer le danger. N’oublions pas que s’il y a des erreurs réparables, d’autres ne le sont pas. Selon un rapport des inspections générales, 46 % des situations d’infanticide étaient connues des services sociaux ou judiciaires.
(1) Lire le dossier juridique « Evaluation de l’enfance en danger » dans les ASH n° 3298 du 10-03-23, p. 14.