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Informations préoccupantes : un gouffre sans fond

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Informations préoccupantes : un gouffre sans fond

L’explosion du nombre des informations préoccupantes engorge les cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip). Et bouleverse le quotidien de l’ensemble des travailleurs sociaux, accaparés par des missions d’évaluation pour lesquelles ils n’ont pas toujours été formés.

En décembre dernier, la Gironde a enregistré un bien triste record. Quelque 600 informations préoccupantes (IP) sont parvenues à la cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) du département. « Depuis que la cellule existe, on n’avait jamais eu à en traiter autant », déplore Catherine Gilardeau, sa responsable. L’inquiétante envolée des IP ne se cantonne évidemment pas aux frontières du Bordelais. Si elle touche les territoires à des degrés divers, la flambée de ce dispositif d’alerte au département, déclenché dès qu’un mineur est en danger ou risque de l’être, se propage dans tout l’Hexagone. « La hausse est significative partout, et particulièrement importante dans certains départements », constate Pascal Vigneron directeur du 119, le numéro national de l’enfance en danger. « Augmentation sans précédent », « phénomène massif », « montée en charge »…, les expressions superlatives des travailleurs sociaux chargés de traiter les IP se déclinent à l’envi pour en traduire l’explosion. Reléguant la poussée de l’après-Covid au placard des statistiques surannées. « On avait accusé une grosse augmentation à l’époque, mais maintenant, en comparaison, cela ne semble plus grand-chose », relativise Chloé Leray, responsable de la Crip du Morbihan. En témoignent les vertigineuses données recensées par les Crip. A titre d’exemple, les informations préoccupantes ont grimpé de 29 % dans le Morbihan et de 17 % en Gironde en un an. Bondi de 18 % dans le Nord et de 22 % en Seine-Saint-Denis en deux ans. L’Eure et le Val-de-Marne connaîtraient également la même hausse.

Malgré l’ampleur du phénomène, impossible d’obtenir un état des lieux au niveau national. Certes, la data compilée par les services du 119, accessible à chaque citoyen, esquisse une ébauche de l’étendue de cette vague d’alertes. Sur les quelque 37 000 appels passés en 2023, plus de 58 % ont en effet débouché sur une IP. Soit une augmentation de 2,6 % en un an. Mais aucun décompte de l’activité de l’ensemble des Crip ne semble envisageable à l’heure actuelle. « Comme elles ne qualifient pas toutes les IP de la même façon, les données transmises ne sont pas suffisamment homogènes pour que l’on puisse les exploiter au niveau national, décrypte Magali Fougère-Ricaud, magistrate détachée à l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle celui-ci s’est lancé il y a plusieurs années dans une démarche de définition d’indicateurs communs pour harmoniser les chiffres. Encore faut-il que les Crip aient les moyens ou la volonté de se les approprier. » Ce qui, pour l’instant, est loin d’être le cas. Il y a les départements où l’on décompte les IP par fratries, et ceux qui les comptabilisent par enfants. Ceux où on intègre les mineurs non accompagnés aux statistiques et ceux où on ne le fait pas. Même la définition de l’information préoccupante varie d’un territoire à l’autre, au gré des terminologies de chacun. Suivant les cas, l’IP correspond à une alerte entrante, à celle restant après un tri sommaire ou à une information qualifiée par une première évaluation.

Une zone grise

Des pratiques hétérogènes qui expriment la difficulté à définir avec précision une notion dont les contours demeurent mal circonscrits. Si même les experts des Crip peinent à trouver une acception commune, comment des travailleurs sociaux non spécialisés ou, à plus forte raison des professionnels en lien avec l’enfance, de l’enseignant au médecin en passant par les animateurs de centres de loisirs, pourraient-ils s’y retrouver dans la zone grise que constitue l’IP ? Et l’augmentation des IP est-elle le reflet de la hausse du nombre d’enfants en souffrance ou l’illustration du grand flou dans lequel naviguent les professionnels, les incitant à déclencher des alertes ou à évaluer qu’elles sont justifiées pas toujours à bon escient ?

L’explosion des informations préoccupantes traduit sans doute la forte progression des situations de danger avéré ou potentiel subies par les mineurs en France. « La protection de l’enfance est le reflet de la société actuelle, considère Chloé Leray. On voit bien que la complexité de la situation nationale et mondiale, des conflits aux bouleversements de l’environnement en passant par le Covid, ont accru l’anxiété et accentué la paupérisation, fragilisant l’équilibre familial. On rencontre notamment énormément d’événements avec des problématiques d’ordre psychologique et psychique, et une augmentation des addictions. » Auxquels s’ajoutent une recrudescence des violences conjugales, des conflits parentaux et des négligences aux enfants. « Dans un contexte de crise de la protection de l’enfance, nous faisons face à des publics qui connaissent des situations de plus en plus dégradées, aux problématiques multiples », rappelle Sylvie Guiraud, responsable de la Crip de Seine-Saint-Denis.

En médiatisant les maltraitances faites aux enfants, les campagnes de communication nationale, à l’image de celle sur l’inceste diffusée à l’automne dernier, provoquent aussi une prise de conscience chez les particuliers et les professionnels qui les pousse à agir. Un autre biais vertueux augmente mécaniquement les IP. « Comme la plupart des structures, en étoffant nos équipes, nous avons amélioré la prise en charge des situations, analyse Pascal Vigneron. Au 119, par exemple, le taux de décrochés est de 96 % et le temps d’attente de moins d’une minute trente en moyenne pour avoir une voix humaine. » Lequel 119 alimente justement entre 12 % et 20 % des Crip.

Désarroi des enseignants

Il n’empêche. Face aux informations préoccupantes, les professionnels au contact des enfants manquent de repères. Au premier rang desquels les enseignants, principaux pourvoyeurs d’IP. « Même pour des travailleurs sociaux formés, détecter les signaux et rédiger un écrit parfaitement adapté n’est pas toujours aisé. Les enseignants, eux, ont été formés pour s’occuper d’un élève idéal. Malgré les sensibilisations, ils n’ont bénéficié d’aucun apprentissage en matière de protection de l’enfance », assure Nathalie Andrieux, assistante sociale à l’Education nationale. Créées par la loi du 5 mars 2007 en même temps que les Crip chargées de les centraliser et de décider de leur orientation, les informations préoccupantes résultent d’une volonté de ne manquer aucun cas d’enfant en danger. Résultat, la définition de ce dispositif s’est étendue au point d’en faire une notion difficile à appréhender.

Preuve en est sa caractérisation à rallonge selon laquelle une IP est une alerte à activer pour tout mineur si « sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou en risque de l’être, ou que les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ou en risque de l’être ». « En intégrant de nouvelles typologies, précise Pascal Vigneron, comme les violences éducatives ordinaires, on a élargi le champ des maltraitances. » Et plongé les équipes dans un désarroi accru. « Ce n’est pas aux enseignants de faire ça. Lorsque nous n’étions pas affectés sur plusieurs établissements scolaires, comme aujourd’hui par manque de personnel, ils pouvaient venir nous voir de façon informelle pour nous demander un conseil. Aujourd’hui, ils sont livrés à eux-mêmes », observe Nathalie Andrieux.

Alors, suivant les cas, les professeurs et autres directeurs déclenchent trop souvent des IP. Ou pas assez, par peur de se tromper, ou de briser le lien patiemment tissé avec les familles par une IP pas toujours rapidement suivie d’effet. « Ils ont peur des représailles, souvent à raison, juge Pascal Vigneron. Lorsque j’étais sur le terrain, j’ai pu observer que la famille met toute son énergie pour savoir qui l’a “dénoncée”. Pour beaucoup de professionnels, le passage à l’écrit peut aussi être un frein. » D’autant que le monde éducatif ne se limite pas aux enseignants et directeurs d’établissements. « Toute personne qui dans le cadre de ces activités a une mission auprès de l’enfant est censée prévenir. Mais la dame de la cantine, l’Atsem qui aide l’institutrice ou, à plus forte raison, les professionnels de l’animation, qui ne sont parfois que des gamins de 17 ans, ont-ils les clés pour le faire ? »

Evaluer le danger

Selon Chloé Leray, « il faut sensibiliser pour que les signalants prennent conscience qu’une IP n’est rien d’autre qu’un outil qui nous permet d’évaluer de manière globale s’il y a un danger ou un risque de danger. Et donc quelle aide on pourra apporter, et dans quel cadre. » Mais malgré la distinction établie entre le signalement, réservé aux dangers avérés, et l’information préoccupante, simple alerte en cas de doute sur le bien-être d’un enfant, le fantasme d’une aide sociale à l’enfance systématiquement synonyme de placement a la peau dure.

A l’inverse, par peur de rater une maltraitance, les professionnels font parfois preuve de trop de zèle quand ils informent les Crip dès que les absences d’un élève s’accumulent, ou que ses vêtements ne sont pas adaptés à la température. Au point de sortir le parapluie ? « Il est probable que certains professionnels se couvrent. Même si ce n’est pas massif, à chaque décès d’enfant maltraité, certains nous remontent des situations dès qu’ils voient un bleu », constate Catherine Gilardeau. Educateur spécialisé dans un foyer d’urgence, Christian Haag estime qu’environ une IP sur quatre n’aurait pas lieu d’être. « Nous voyons arriver des enfants avec de très gros troubles du comportement, envoyés par l’Education nationale débordée par des profils pour lesquels elle n’a pas les outils adéquats, mais qui ne sont pas forcément dans des situations familiales nocives, explique le professionnel. Les signalants veulent bien faire, certains pensent qu’il s’agit d’une solution miracle, mais n’ont pas toujours conscience de la portée d’une IP. »

Quelles qu’en soient les causes, une chose est sûre, l’accroissement du nombre d’informations préoccupantes a des conséquences sur le quotidien des travailleurs sociaux. En tout premier lieu, par la difficulté que constitue l’évaluation pour des professionnels qui, dans leur grande majorité, n’ont bénéficié que de quelques heures de formation en protection de l’enfance. Et restent conditionnés par le prisme de l’alliance avec les publics, difficilement compatible avec la neutralité qu’impose une information préoccupante et, à plus fort degré, une évaluation. « Avant notre réorganisation, les équipes d’évaluation commençaient par faire de la prévention, c’est-à-dire tout simplement leur travail, analyse Catherine Gilardeau. Tiraillées entre l’évaluation et l’accompagnement, elles amalgamaient leurs deux missions, en tentant de proposer des solutions aux familles avant de rendre leurs conclusions. Il n’y avait plus de limites et on se retrouvait parfois avec des évaluations qui duraient entre six et neuf mois au lieu des trois imposés par la loi. »

Sur tous les fronts

Assistante sociale de secteur depuis 2019, Océane Motay a bénéficié, comme plusieurs de ses collègues, de nombreuses formations par le département du Morbihan pour se spécialiser dans l’évaluation pendant un an. « Avant cela, il m’était difficile de gérer l’inquiétude et la colère que les familles ressentaient au moment de l’évaluation, et de repérer celles qui, déjà habituées aux travailleurs sociaux, savent donner le change. A l’école, on ne nous apprend pas non plus à rédiger des écrits. Ni à mener un entretien avec les enfants, exercice spécifique très dur à réaliser sans les outils que l’on m’a fournis pendant mes formations continues », se souvient-elle. Revenue aujourd’hui à la polyvalence, Océane Motay regrette le temps où elle ne se consacrait qu’aux IP : « La protection de l’enfance devient la priorité du secteur et le reste passe un peu à la trappe. Les IP occupent 40 % de mon temps et je ne peux pas faire de la prévention autant que nécessaire. Du coup, j’ai un peu l’impression d’être partout à la fois, sans être efficace nulle part. »

Même chose pour les Crip. Entre le recueil des IP, la mise en place d’un premier filtre pour écarter les alertes, les envois au commissariat ou au parquet – susceptible de leur renvoyer leur demande s’il estime avoir besoin d’une évaluation –, les renforts pour aider à résorber l’engorgement des évaluations, les conseils techniques aux professionnels en contact avec les enfants et les opérations de sensibilisation de ces mêmes professionnels, leurs équipes prennent des allures d’armées de Shiva. Et à force d’être sur tous les fronts, peinent à remplir toutes leurs missions. « La masse d’IP à traiter ne me laisse pas soutenir mon équipe, ni sensibiliser les signalants autant que je le voudrais », déplore Chloé Leray. Entraînant du même coup une hausse des IP inadaptées et un surcroît de travail, dans un cercle infernal harassant. « Les travailleurs sociaux sont épuisés par la multiplication des situations et des missions », regrette Pascal Vigneron.

Pour gagner en efficacité, les Crip ont entamé leur mue. A l’image de celle de la Gironde, qui a doublé ses effectifs, passant de 9 à 18 postes, dont un de « chargée de la qualité de l’information » pour dresser une image réelle de la situation dans le département. En outre, neuf équipes dédiées à l’évaluation, une pour chacun des pôles territoriaux de solidarité du département, ont été créées. Bénéficiant elles aussi de nouveaux postes, étoffant l’équipe de 15 à 24 personnes en deux ans, la Crip de Seine-Saint-Denis s’est dotée d’une cellule spécialisée en évaluation (voir le reportage page 38). Le département du Nord, lui, a récemment engagé une expérimentation de la délégation de l’évaluation des IP à ses partenaires associatifs dans le cadre d’un plan d’urgence lancé en juin 2022. Et la Crip du Morbihan a formé de nombreux professionnels de première ligne pour les aider à améliorer leurs pratiques en matière d’évaluation.

« Désormais, dans 95 % des nouveaux cas, on est dans les temps », se réjouit Catherine Gilardeau. Une performance malheureusement parfois sans effet, quand le reste du secteur n’est pas en mesure d’appliquer les recommandations des évaluateurs. « Malgré la hausse et la meilleure qualité des évaluations, il y a un manque de moyens pour les convertir en mesures, regrette Océane Motay. Même si l’aide sociale à l’enfance reste en veille sur les situations où on sait qu’il y a danger, si rien ne peut être mis en place, cela crée une frustration. » Et un risque de voir les situations se dégrader un peu plus, entraînant le déclenchement de nouvelles IP, qui viennent grossir les statistiques.

29 %

C’est l’augmentation des IP dans le Morbihan en un an.

58 %

des appels au 119 ont débouché sur une IP en 2023

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