Où sont les professionnels du travail social communautaire ? C’est une interrogation récurrente. Depuis Marie-Antoinette Rupp, en 1972, des chercheurs ont nourri la problématique. Des rapports n’ont cessé de la promouvoir, parmi lesquels celui issu des états généraux du travail social en 2015. Paru en décembre dernier, le Livre blanc renouvelle, quant à lui, la critique des limites du travail social individuel, plus curatif que préventif, invitant à développer l’intervention collective. Mais sur le terrain, rien. Ou presque. « Parfois, les travailleurs sociaux ne connaissent même pas l’expression “intervention collective” », indique le sociologue Manuel Boucher, qui a enquêté de longues années dans les quartiers populaires (lire page 40). Il faut dire que les approches communautaires sont une jungle où s’entremêlent les concepts, les nuances et les pratiques, variées – cela va sans dire – selon les acteurs qui s’en emparent (voir lexique ci-contre). Dans un Guide aux interventions collectives, publié en 2019, le Haut Conseil du travail social (HCTS) soulignait même « la grande confusion » qui persiste entre les notions, constituant « un frein important » à la diffusion des pratiques.
Alors, de quoi parle-t-on vraiment ? L’approche communautaire consiste à mobiliser un groupe construit autour d’intérêts communs pour « faire avec » les personnes. Le travailleur social ne cherche plus à apporter une aide directe et individuelle. Il accompagne un collectif, avec des méthodes proches de la maïeutique. Il catalyse l’action en invitant les personnes à trouver par elles-mêmes les solutions à des problématiques communes. Plus qu’un simple processus de participation, cette démarche entend ainsi redonner une capacité d’agir aux personnes, en vue d’améliorer leurs conditions de vie et de modifier les rapports sociaux.
Pour mieux le comprendre, il faut porter son regard outre-Atlantique, d’où sont issues ces notions. Les Québecois distinguent ainsi trois approches : le travail social individuel, celui de groupe et celui collectif. Si l’intervention individuelle est bien comprise de tous, la nuance entre l’action de groupe et l’intervention collective est plus subtile. « Le groupe constitue un outil d’émancipation individuelle et parfois collective, mais il ne comporte pas, comme l’intervention collective, de portée de transformation sociale et d’autonomisation », explique Denis Bourque, professeur au département de travail social de l’université du Québec en Outaouais. Fin connaisseur des dynamiques françaises, il s’amuserait presque de voir combien « la distinction entre l’action collective et l’intervention collective n’est pas acquise » dans l’Hexagone.
Pour l’illustrer, Christophe Jibard, qui a conçu et animé un programme de développement communautaire pour l’association Asmae-Sœur Emmanuelle, utilise l’exemple des groupes de parole tels que les Alcooliques anonymes : « On va chercher dans la dynamique de groupe des ressources pour évoluer individuellement, conscientiser des choses grâce à un effet miroir, à de la reconnaissance ou à une critique. Mais l’interaction relève de l’entraide, du lien social… L’intervention collective comporte, elle, une dimension politique, au sens noble du terme : il s’agit de “faire force sociale”, de créer les conditions pour peser sur les réalités de la cité. »
L’intervention communautaire, plus souvent consensuelle en France que conflictualiste, n’est jamais très éloignée du développement social qui vise le partenariat avec les politiques publiques du territoire : la culture, l’éducation ou encore l’économie. En Alsace, l’Association de prévention spécialisée de Colmar (APSC) cherche à opérer ce basculement d’une action collective vers un développement social qui produirait des effets sur le territoire. « On mène plus de 70 actions collectives par an, mais elles n’ont pas d’impact sur les dynamiques de quartier », explique Stan Estival, son directeur. Pour y parvenir, l’association s’est équipée d’un camping-car. Comme une invitation à susciter le changement au pied des immeubles. « Nous nous inscrivons comme des facilitateurs de projets collectifs. Notre accueil est pensé non pas comme une logique de guichets, mais plutôt comme un tiers lieu en vue d’organiser des réseaux d’entraide mutuelle », explique le directeur.
Historiquement, l’intervention collective, complémentaire de l’action individuelle, s’est développée dans la prévention spécialisée. « C’est dans notre éthos, on en fait tous les jours, explique Pape Niang, sociologue chargé de recherche à l’Association de prévention spécialisée nationale (APSN). On pratique l’“aller vers” avec une méthode d’“observation flottante”, sans filtre. Une fois le lien créé, on prend en compte la demande des jeunes et on cherche à stimuler leur pouvoir d’agir. A partir de là, ils peuvent créer des projets à l’échelle du quartier. » La prévention spécialisée porte en elle l’idée de travailler avec le milieu, « en prenant en considération les communautés d’appartenance des jeunes », appuie Alexis Douala Moudoumbou, du Foyer Duquesne, à Dieppe. La posture est particulière : « Il faut lutter contre notre expertise, ne pas arriver avec des réponses clés en main et laisser les personnes remplir le cadre à partir de leurs ressources, complète Christophe Jibard. Il se joue ainsi des enjeux de reconnaissance, de revalorisation narcissique et des sentiments de maîtrise sur sa vie. » Des fondamentaux qui, dans la pratique, demeurent mis à mal par le primat des évaluations quantitatives, la bureaucratisation ou les impératifs de rationalisation de l’action.
Mais le mal n’est pas seulement conjoncturel. Il existerait aussi « un frein culturel » enraciné dans l’histoire d’un pays au « fonctionnement hiérarchique et ascendant », soulignaient en 2015 les états généraux du travail social. « Une certaine construction politique et institutionnelle ne facilite pas l’association des structures intermédiaires à la mise en œuvre de l’action publique. » Les acteurs ont beau pointer les limites de l’action individuelle, ils se heurtent à la difficulté de la dépasser. « Lorsque les acteurs français décident de mettre en mouvement l’action collective, ils sont souvent portés par une posture de “prise en charge”, dans une position d’encadrement fort, analyse Denis Bourque. Au Québec, c’est comme si on faisait d’emblée confiance à l’action collective, en se positionnant en soutien. » La province canadienne compte 500 organisateurs communautaires – les états généraux du travail social, qui tiennent leur sommet en avril, préconisent de doubler leur nombre. Soit, à l’échelle de la population française, 4 000 personnes, calcule Denis Bourque. « L’intervention collective est une spécialisation, avec des compétences propres. Ce qui manque en France, ce sont des travailleurs sociaux dédiés à 100 % à ces approches. Le souhait, un peu utopique, que les travailleurs sociaux développent à la fois de l’intervention individuelle, de groupe et collective relève de la pensée magique. »
Pour beaucoup d’acteurs, comme le sociologue Pape Niang, la difficulté à penser l’approche communautaire est liée au modèle assimilationniste français : « Dès qu’on parle de communautés, rejaillit la peur de la scission, du rejet de la laïcité et du repli sur soi, en clair, du communautarisme. » Une crispation pas si ancienne, selon Jean-Claude Sommaire, ancien sous-directeur au ministère des Affaires sociales. « Dans les années 1980, l’action communautaire était minoritaire, mais elle ne faisait pas peur. Ça s’est gâté avec l’affaire du foulard islamique de Creil, en 1989. Ce micro-événement battait en brèche le rêve que tous les immigrés adoptent les pratiques culturelles françaises. » Face aux émeutes qui secouent le pays, en particulier l’an dernier, l’actuel administrateur de la Sauvegarde de l’enfance plaide pour travailler avec les communautés ethniques et culturelles. « C’est une hypocrisie de ne pas prendre en compte la surdélinquance des jeunes originaires des immigrations post-coloniales », juge-t-il, s’appuyant sur les travaux d’Hugues Lagrange (Le Déni des cultures, 2010). « Il faut travailler les particularités culturelles des communautés, en confortant par exemple la fonction parentale dans les quartiers sensibles. »
Avec un collectif d’acteurs de la prévention spécialisée, d’universitaires et de différents réseaux, Jean-Claude Sommaire a participé à la création du Séminaire pour la promotion des interventions sociales collectives (Spisc). Un an après les émeutes de 2005, ce collectif invitait à dépasser « les faux débats » autour de la notion de communauté, entreprenant de « réhabiliter l’intervention collective pour mieux prendre en compte la diversité ». Dix ans plus tard, le Spisc ponctuait une recherche action de trois ans dans laquelle il démontrait les bienfaits de l’intervention sociale communautaire. Pas de quoi, toutefois, infléchir les réalités du terrain. Face à l’absence d’échos, le collectif a cessé ses travaux. Mais une partie de ses membres a repositionné son action, en 2019, au sein de l’Union nationale des acteurs du développement local (Unadel). Avec un nouveau cheval de bataille : la transition socio-écologique. « Une nouvelle étape, comme le suggère le titre d’une recherche-action en cours, pour le développement social ». Pierre-Jean Andrieu, ancien membre du Spisc, y voit une opportunité. « On fait le constat que ces enjeux peuvent générer de nombreuses démarches relevant de l’empowerment et du développement communautaire. »
Même préoccupation outre-Atlantique. L’université du Québec en Outaouais entreprend, elle aussi, une recherche sur la contribution de l’intervention collective dans la prise en compte de la question climatique. « Associer les luttes sur les conditions de vie avec celles sur les conditions de la vie est une grande difficulté, souligne Denis Bourque. Tout le monde admet que les plus précaires sont les premiers à payer le prix des conséquences des dérèglements climatiques. Et malgré cette évidence, les travailleurs sociaux continuent à émettre une hiérarchie dans les besoins. »
En France, le renouveau des pratiques s’est particulièrement manifesté ces dernières années dans un autre domaine : celui de la santé communautaire. Parmi ses plus fervents promoteurs, Médecins du monde l’a inscrite en 2015 comme l’un des piliers de son projet associatif. La démarche est l’héritière d’une culture née dans les années 1980 face à l’épidémie du sida. En réaction à l’immobilisme des pouvoirs publics et de l’industrie pharmaceutique, des mouvements de patients, parmi lesquels Aides ou Act Up, invitent les personnes malades à devenir actrices de leur santé et à se mobiliser. Souvent discriminées, elles se forment aux questions médicales et biologiques tout en portant un plaidoyer politique.
« Pour Médecins du monde, c’est un moment important qui a façonné sa vision de l’accompagnement des personnes, explique Pauline Bignon, référente empowerment et santé communautaire. Dès 1987, l’association s’est engagée dans des programmes de réduction des risques liés à l’usage de drogues et au travail du sexe. Avec la conviction que ces personnes avaient des solutions et qu’il fallait travailler avec elles. » L’enjeu est tout autant éthique que pragmatique. Il s’agit de développer les capacités d’action des individus pour transformer leurs conditions de vie et les rapports sociaux. Des principes inscrits dès 1986 dans la charte d’Ottawa, adoptée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : la promotion de la santé « passe par la participation » de la communauté « à la fixation des priorités et à la prise des décisions », indique-t-elle, estimant essentielle « la dévolution de pouvoir (empowerment) aux communautés considérées comme capables de prendre en main leurs destinées. »
Un parti pris que partage Médecins du monde dans ses différents programmes. Dans les bidonvilles, elle a expérimenté la médiation en santé, dont une partie est dédiée aux dynamiques collectives. Un projet transféré depuis, comme elle en a l’habitude, au droit commun. Mais elle aura largement contribué à faire reconnaître le métier, consacré en 2017 dans un référentiel de la Haute Autorité de santé. Ces dernières années, elle a expérimenté la santé communautaire dans les établissements pénitentiaires ou les lieux de vie informels (squats, bidonvilles, hôtels sociaux, etc.). Des facilitatrices communautaires y interviennent en simple soutien des personnes. « Elles sont les plus à même d’identifier leurs besoins et les solutions possibles adaptées. Et leur implication est un gage de pérennité des réponses apportées. Nous, on est seulement de passage », souligne Pauline Bignon. Sur certains programmes, notamment ceux liés à la réduction des risques, l’association recrute des travailleurs pairs issus des communautés qu’elle accompagne.
Là encore, ces communautés sont entendues au sens d’un groupe partageant un intérêt commun, et non au sens ethnique. Pour une raison de fond. « Il est important que les personnes soient conscientes et revendiquent leur appartenance communautaire pour que nous les envisagions réellement comme une communauté. Des habitants d’un bidonville peuvent venir du même village et, pour autant, ne pas s’apprécier et ne pas souhaiter agir ensemble, justifie Pauline Bignon. L’adhésion des personnes est un aspect qu’il faut sans cesse questionner sous peine de commettre des impairs, assigner les personnes ou les stigmatiser. La communauté doit être une ressource, jamais un enfermement. »
Agissant auprès de publics en situation de grande marginalité, des structures comme Solidarités International ou la Croix-Rouge à Lyon ont recruté ces dernières années des mobilisateurs communautaires. Autres termes, même approche, malgré des missions différentes. Mais ces postes demeurent rares, et les compétences mal identifiées en dehors de la structure. « Le grand chantier, aujourd’hui, c’est l’accompagnement de nos équipes en termes de formation », glisse Pauline Bignon.
La formation en intervention collective constitue un défi pour l’ensemble du travail social. L’Unaforis s’y est frottée en proposant une certification de compétences auprès de ceux qui souhaiteraient s’engager dans des démarches de développement social. Faute de candidats, elle a choisi de ne pas la renouveler. Certains établissements de formation, toutefois, tentent de s’impliquer sur le sujet. C’est le cas de Praxis, à Mulhouse. Entre autres initiatives, sa directrice, Chantal Mazaeff, a noué des liens avec une école de travail social suisse pour s’inspirer de sa Team Academy. A Valais-Wallis, en Suisse, ce sont les étudiants qui construisent eux-mêmes les contenus de leur formation. De quoi infuser, demain, une culture forte de l’intervention collective au profit des personnes concernées. Et redonner tout son sens à un travail social en perte d’attractivité.
Organisation communautaire. L’appellation désigne le « processus par lequel les membres d’une communauté s’investissent ensemble pour améliorer des situations qu’ils considèrent insatisfaisantes » (source Asmae).
Community Organizing. Théorisé par le sociologue américain Saul Alinsky, « il représente une des formes minoritaire, politisée et critique du recours à la société civile aux Etats-Unis. Il incarne la frange radicale de l’empowerment » (Julien Talpin). Le Community Organizing se veut beaucoup plus indépendant et autonome que le développement communautaire.
Développement social. Pratique d’intervention sociale favorisant l’implication de tous les acteurs locaux dans le développement d’initiatives (culturelles, éducatives, festives, sportives…) aptes à renforcer la solidarité de droit par une solidarité d’implication, à transformer la citoyenneté passive en une citoyenneté active (source Odas). Dans son Guide aux interventions collectives, publié en 2019, le HCTS recommandait de ne plus utiliser l’expression « développement social local ».
Développement du pouvoir d’agir. Cette traduction de l’empowerment désigne « la possibilité concrète d’influencer ou de réguler des éléments de notre vie quotidienne qui sont importants pour nous, nos proches ou la collectivité à laquelle on s’identifie » (Yann Le Bossé).