A Bordeaux, les files d’attente des Restos du cœur ont laissé place au va-et-vient des vélos. Depuis un an, la Maison des livreurs, inspirée de sa grande sœur parisienne, a pris place dans ce bâtiment mis à disposition par la ville. Gérée par l’Association de mobilisation et d’accompagnement des livreurs (Amal, qui signifie « espoir » en arabe) et un collectif de structures, elle est un lieu de répit. Travailleuses et travailleurs précaires peuvent y manger ou prendre un café, réparer leur matériel ou recharger les batteries de téléphone comme de vélos. Des permanences juridiques et des consultations médicales y sont dispensées régulièrement.
Né à l’initiative de la ville et d’anciens livreurs, ce projet rejoignait les préoccupations de Médecins du monde, qui l’a très tôt appuyé. « Pendant dix ans, nous avons mené un programme “squats et bidonvilles” avant de le transférer en 2022 à des dispositifs de droit commun. Et c’est en interrogeant, dans ce cadre, des personnes sur leurs besoins en santé que la problématique de l’amélioration de leurs conditions de travail a émergé. Notamment pour celles originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb exerçant comme livreurs des plateformes numériques », explique Claire Dugleux, coordinatrice du programme « Travailleur•euse•s précarisé•e•s » de l’association.
Pendant six mois, Médecins du monde mène alors une mission exploratoire visant à « analyser la pertinence d’un nouveau programme ciblant la question du travail comme déterminant majeur de la santé ». Les personnes rencontrées sont pour moitié en situation irrégulière ; 60 % louent un compte, parfois à des taux abusifs, à des détenteurs en règle. « Ce qui les exclut d’une grande partie des possibilités de couverture maladie. » La plupart d’entre elles vivent dans des conditions d’habitat précaires. Les diagnostics sont posés : troubles musculo-squelettiques, surexposition à la pollution de l’air générant des problématiques oculaires ou respiratoires, accidents sur la voie publique liés notamment à des prises de risque pour maximiser les rendements, stress dû aux contrôles de police et à la pression du chiffre…
La mission confirme la pertinence d’un programme d’intervention de cinq ans. Médecins du monde la mènera à la Maison des livreurs, dont elle devient cogestionnaire. Elle y tient des groupes de parole deux fois par mois et une permanence deux fois par semaine. « On a commencé par de la médecine générale, avant de se concentrer sur de la kiné et de la médiation en santé pour favoriser l’accès aux droits des personnes. »
Fidèle à ses principes, l’organisation non gouvernementale intervient selon une approche en santé communautaire. « On ne fait rien sans eux, explique Claire Dugleux. Souvent, on se pose dans les canapés, on discute de manière informelle. On leur demande comment ils vont, ce qui les préoccupe. On peut leur donner de l’info, mais on n’est pas là pour projeter ce qu’on pense. Il faut se recentrer sur ce qu’ils expriment. »
Entre initiés, ils parlent de la « mobcom ». Autrement dit : la mobilisation communautaire. A la création de la mission France, en 2020, Solidarités International, association historiquement positionnée sur le champ humanitaire à l’étranger, a mis en place un programme d’accès à l’eau, à l’hygiène et à l’assainissement dans les bidonvilles et squats de l’Hexagone. Sur chacune des trois zones d’intervention – Atlantique (Nantes et Angers) ; Ile-de-France, Lille et Nord littoral ; et Sud (Marseille et Toulouse) –, un responsable technique travaille de pair avec un mobilisateur communautaire. « On a voulu avoir un acteur plus proche des personnes pour favoriser leur participation et renforcer leur capacité d’agir », explique Brice Guillaume, référent mobilisation communautaire.
Avec l’autorisation des personnes, Solidarités International mène un premier diagnostic, technique et social. Elle recueille les besoins exprimés des familles, observe les dynamiques collectives. « Il y a plein de paramètres à prendre en compte pour faire en sorte que chacun ait accès à l’eau, tout en vérifiant qu’il n’y ait pas de rapport de pouvoir qui y contreviendrait, poursuit Brice Guillaume. Le fait que les personnes soient en groupe est une raison contrainte : elles n’ont pas choisi leurs voisins. On part de cette idée et on observe les éventuels phénomènes d’emprise et de monétisation. »
Facilitation graphique, présentation de maquettes ou de formats vidéo, entretiens et groupes de parole… Les mobilisateurs déploient de nombreux outils pour que les familles s’emparent du projet. Une règle d’or : travailler avec le groupe et les personnes concernées, en s’adaptant aux différents contextes. « Ce travail suscite des discussions entre les personnes qu’elles n’auraient jamais eues. Et, dans un deuxième temps, elles participent à la mise en place des installations. Nous, on intervient comme arbitres », explique Brice Guillaume, qui défend la pertinence d’une approche communautaire. « Le travail social est souvent très individualisé. Notre thématique permet une mobilisation collective parce que les personnes partagent un intérêt commun. »
Alors que la France a transposé, en décembre 2022, une directive européenne sur l’accès à l’eau potable pour tous, Solidarités International souhaite désormais aider les personnes les plus mobilisées à se saisir de ce droit. « On travaille avec notre département juridique pour faire en sorte que les familles se défendent elles-mêmes auprès des métropoles. Ce n’est pas facile, glisse Brice Guillaume. On met du temps à les rendre actrices. Mais on s’en approche. Et on en rêve… »
À lui seul, son nom – Justice et Union pour la transformation sociale – annonce la couleur. Créée en 2015 par des praticiens et chercheurs des hôpitaux de Marseille, puis « consolidée » en 2019, l’association Just revendique de ne pas faire du travail social classique. Elle intervient dans des lieux de vie habités par nécessité : bidonvilles, squats, rue… Avec un credo : « accompagner le changement pour plus de justice sociale en impliquant les personnes concernées par l’exclusion dans le rétablissement de leur capacité d’agir ». Son projet phare, les Régisseurs sociaux, consiste à développer des équipes mobiles constituées d’« expert d’expériences » ayant eux-mêmes connu des situations de précarité ou des parcours de migration. Sur le principe de l’« aller vers », elles sécurisent avec les personnes les accès à l’eau et à l’électricité, pour faire en sorte que leur situation ne se dégrade pas davantage. L’intervention s’effectue en binôme, en lien permanent avec le coordinateur. En parallèle, l’association mène un plaidoyer politique pour la résorption des bidonvilles.
Soutenue par la Fondation Abbé-Pierre, Just affiche une méthode contestataire. « Il faut de la tension, et pas seulement un appel à projet, pour créer le changement. On est forts en gueule, on se prend parfois des gamelles, mais on parle à tout le monde, en essayant de ne jamais instrumentaliser les personnes en situation de précarité », explique Jean-Régis Rooijakers, coordinateur de l’association.
Aujourd’hui, son expertise est reconnue par les pouvoirs publics. Mais aussi par une myriade d’acteurs associatifs, avec qui Just s’associe, privilégiant sans cesse la coopération à la concurrence. Elle a ainsi participé à la création de plusieurs lieux de vie, en habitat intercalaires. A l’image de l’Auberge marseillaise, qui réunit sept associations et la mairie pour accueillir depuis 2021 des femmes vulnérables. « On crée des alliances inédites et insolites avec des acteurs comme Yes We Camp et Nouvelle Aube – des Parisiens et des punks à chiens », s’amuse Jean-Régis Rooijakers, forçant volontairement le trait. « Et à partir de lieux altérés, qu’on modifie, on construit ensemble avec les personnes des solutions à leurs besoins. Loin des foyers d’urgence classiques, déshumanisés. »
Au Foyer Duquesne, association de prévention spécialisée à Dieppe, c’est en fouillant dans les archives que les salariés, profitant en pleine crise sanitaire d’un temps d’accalmie, ont fait resurgir un projet vieux de plus de quarante ans. A l’époque, les éducateurs avaient initié, un « terrain d’aventures ». Nés dans l’après-guerre sur les friches d’une Europe bombardée, ces programmes invitaient la jeunesse à aménager les espaces, à construire jeux et cabanes, en valorisant le « faire ». Dans le sillage du mouvement d’éducation populaire des Ceméa, qui expérimente leur renouveau, l’association dieppoise a l’intuition de « remettre au goût du jour » ces espaces.
L’été dernier, pour la troisième édition, quatre terrains d’aventure ont été ouverts pendant six semaines au pied des immeubles. Près de 1 000 personnes de tous âges y ont participé. « On a pour mission de cibler les jeunes de 11 à 25 ans et leurs familles, souligne le directeur, Alexis Douala Moudoumbou. Mais quand on mène une action collective, il n’y a pas de tickets d’entrée. On intervient sur le milieu de vie. » A travers le projet, mené avec une quinzaine de partenaires, l’association entend « amener les jeunes à élaborer leurs propres solutions aux problèmes posés par leur environnement et à se sentir responsables de leur propre sécurité ».
Loin d’une simple animation estivale, l’association défend le positionnement d’une structure de prévention spécialisée. « L’ensemble des modalités de ce champ sont convoquées » à travers ce projet, détaille-t-elle dans son bilan 2023. Les dynamiques collectives de territoire y sont favorisées et la posture du travailleur social, sans cesse interrogée : « Il développe une écoute particulière, une confiance en ce que l’autre peut apporter, en s’appuyant sur la notion de capacité à construire ensemble. Il va plutôt s’agir de mettre en place des contextes où la personne peut se vivre comme sujet de parole, favoriser l’émulation et les interactions, développer la créativité du groupe. » Les actions collectives menées permettent ainsi aux participants « d’être fiers de leur parcours sans se sentir redevables ». Et les éducateurs, notamment ceux qui viennent d’être embauchés, « gagnent deux ans de travail avec les jeunes », explique le directeur de la structure.
Fidèle à sa démarche de croisement des savoirs et des pratiques, ATD quart monde travaille depuis 2015 à l’amélioration du lien entre les familles et l’école. Né dans le quartier de Fives, à Lille, le projet « Ecoles, familles, quartier, ensemble pour la réussite de tous les enfants » réunit les acteurs éducatifs du territoire – à commencer par l’Education nationale – dans une logique de développement social. Mais, surtout, il mobilise les parents d’élèves, notamment ceux les plus en précarité, qui entretiennent avec l’institution scolaire un rapport parfois distant, nourri par des mauvais souvenirs. « On mène un travail d’“aller vers” pour favoriser la participation des familles les plus à l’écart », explique Marie Verkindt, animatrice du réseau Ecole dans les Hauts-de-France.
Au cours de quatre journées de croisement des savoirs, des groupes de pairs entre enseignants, acteurs éducatifs (périscolaire, club de prévention spécialisée…) et parents de différentes écoles œuvrent à identifier ce qui freine la réussite, les représentations des uns et des autres, les actions qu’ils peuvent co-construire, etc.
Le projet, qui s’est décliné dans d’autres régions, ne dispose pas encore d’évaluation formelle. Mais la militante d’ATD quart monde relève des évolutions : « Individuellement, parents comme enseignants ont modifié leurs pratiques et leur regard les uns envers les autres. Des parents osent s’exprimer et découvrent que leur parole a de la valeur. Des habitudes ont été prises du côté des professionnels pour qu’ils ne décident pas de tout. Et le projet a pu faire naître des actions collectives pour continuer à mieux se connaître. »
Des jardins partagés au pied des immeubles ? Sur le papier, rien de plus classique. Dans les faits, le projet mené par l’Association de prévention spécialisée (APS) du Var se distingue par sa méthode et ses objectifs. Educatrice à Hyères dans un quartier prioritaire de la ville, Chrystèle Ugé a fait germer l’idée d’installer des jardins potagers en lieu et place d’espaces dépréciés par les incivilités et la délinquance. Une vingtaine d’habitants ont planché sur le sujet. « Mon rôle, explique l’éducatrice, consiste à animer le groupe pour maintenir son dynamisme, les réflexions, à ouvrir des portes au niveau des institutions. »
L’APS a beau cibler, dans le cadre de ses financements, des jeunes de 11 à 21 ans, le projet a rassemblé à sa création des habitants de 18 à 70 ans. « En prévention spécialisée, on doit appréhender le quartier dans sa globalité, créer des interactions pour faire en sorte de mieux vivre ensemble », justifie Chrystèle Ugé. De l’idée à la réalisation, le collectif, qui a « tout pensé de A à Z », a obtenu l’accord du bailleur social, débloqué des subventions et mis en place une organisation…
Rapidement, les plus jeunes ont mis, eux aussi, la main à la terre, fabriquant le compost, coupant et tressant de la canne de Provence pour installer des clôtures… Formée au développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs, selon les approches du professeur québécois Yann Le Bossé, l’éducatrice a affiné sa posture au cours du projet, composant avec les conflits de voisinage. « Il faut être vigilant quant à notre façon d’interagir, et considérer que les personnes savent mieux que nous ce qu’elles veulent. »
Dix ans plus tard, le groupe se réunit toujours une fois par mois. « Des habitants qui ne se seraient jamais parlé ont appris à se connaître. Et ceux qui évitaient le secteur n’y passent désormais plus la peur au ventre. »