Les travaux du sociologue Manuel Boucher portent notamment sur l’intervention sociale, les quartiers populaires, la déviance, les discriminations ethniques, la violence et la régulation sociale.
Le travail social communautaire – ou l’organisation sociale communautaire – provient d’outre-Atlantique. Le politiste Jean-François Médard le définit comme « une méthode de changement social planifié au niveau local, qui repose sur la participation des habitants ». Dans sa thèse, publiée en 1969, il montre, à travers plusieurs expériences de participation dans les quartiers populaires américains, que les uns utilisent le consensus et les autres le conflit, selon l’approche du community organizing (ou l’organisation communautaire, ndlr) développée par le sociologue Saul Alinsky. Les premiers cherchent à éviter que la communauté produise elle-même des désordres. Les seconds considèrent le conflit comme une force intégratrice, permettant la transformation sociale. C’est en désignant l’adversaire – « l’ennemi extérieur » – que la communauté va pouvoir se fédérer pour changer les rapports sociaux qui leur sont désavantageux. En France, ces notions sont apparues dans les années 1970, autour des utopies communautaires post-1968. Mais elles ont été longtemps mises de côté. Et c’est dix ans après les émeutes de 2005 que j’ai vu émergé de manière massive les concepts d’empowerment, de pouvoir d’agir et d’organisation sociale communautaire. J’ai voulu comprendre qui étaient ces acteurs aux objectifs socio-politiques parfois très différents.
D’abord, dans le champ conflictuel, on trouve les « identitaristes ». Ce sont des militants ethnoculturels, des intellectuels des luttes coloniales mémorielles, utilisant des techniques comme l’agit-prop. En rupture avec les institutions républicaines, qu’ils jugent racistes, ils essayent de construire l’autodétermination des principaux concernés par les phénomènes de racisme en se confrontant avec les représentants. Ils se situent dans des logiques d’empowerment et de renversement des rapports de force au profit des racisés, dans une optique d’autodéfense communautaire. Les « coléristes », eux, sont les représentants presque orthodoxes de la démarche de Saul Alinsky. En France, des acteurs comme l’Alliance citoyenne à Grenoble ont pris à bras le corps cette approche. Elle est parfois critiquée : au nom de la méthode, les personnes qu’on promeut pour qu’ils s’auto-organisent peuvent être mises en difficulté par cette posture conflictualiste.
Ils constituent ce que j’appelle les « intégrationnistes ». S’inscrivant dans des logiques institutionnelles et consensuelles, ils développent des approches d’action collectives socialisatrices. Leur objectif est l’adaptation de la communauté au changement et la lutte contre la désorganisation sociale que produisent les phénomènes de ghettoïsation. Au cœur de leur action se situent donc l’intégration et le contrôle social. Comme le formulait Robert Castel, le travail social est un « auxiliaire d’intégration » de l’Etat social. Les professionnels ne peuvent pas s’inscrire dans des logiques de conflictualisation, désignant l’élu local, sauf à se retrouver en porte-à-faux. Les « participationnistes », eux, se situent dans le champ de l’éducation populaire. Ils revendiquent la dimension conflictuelle sans être révolutionnaires comme les identitaristes. Leur objectif : améliorer le fonctionnement démocratique, grâce à une dose de démocratie directe. Il y a des liens importants entre ces deux acteurs. Mais l’objectif principal des participationnistes n’est pas l’intégration mais l’émancipation.
Les « multiculturalistes » sont des élites cosmopolitiques, formées aux Etats-Unis, critiques à l’égard du modèle intégrationniste français, jugé raciste par excès d’assimilationnisme. Ils font la promotion du modèle américain, notamment à travers l’association Humanity in Action. Au moment de mon enquête, j’ai rencontré une salariée de l’ambassade des Etats-Unis chargée des questions culturelles. Son travail consistait à repérer des leaders des quartiers populaires et à les former au community organizing. Parce qu’au moment des émeutes en France, les Américains se sont inquiétés, craignant que nos minorités finissent par détester l’Occident et les Etats-Unis.
On ne les trouve plus. Ou peu. Dans les années 1970, c’était inscrit dans l’esprit de la prévention spécialisée. Aujourd’hui, elle a de moins en moins de capacités d’agir. Piégée par des logiques de financements et de projets éclatés, avec des objectifs d’efficience, elle travaille moins à partir du collectif. L’« aller vers », bien souvent, est un discours. Pourquoi ? Parce que l’action collective est potentiellement subversive. Et parce que la manière de travailler n’est plus la même. Pas assez nombreux, les éducateurs de rue exercent dans des ghettos sociaux ethniques. Ils sont en insécurité à la fois physique, politique et financière. Et le turn-over des habitants et des professionnels rend toute action reposant sur la confiance et le temps long complexe.
En France, des acteurs ont dépolitisé et institutionnalisé l’empowermen t pour en faire une dynamique participative qui s’inscrit plus dans une logique de communication que de transformation. Les « injonctions participatives », qu’on retrouve dans les rapports sur le handicap, dans les Livres vert et blanc, se confondent avec une responsabilisation des individus, eux-mêmes dépolitisés. De manière contre-intuitive, le pouvoir d’agir peut ainsi constituer une nouvelle forme de contrôle social. Mais l’empowerment initial est celui construit par des activistes des droits civiques et sociaux, issus des quartiers populaires d’outre-Atlantique. Il naît de l’action collective des personnes discriminées, de leur capacité à transformer leur environnement et les rapports de force.
L’idée, à plébisciter, serait d’articuler les logiques intégrationniste et conflictualiste. Favoriser la capacité des individus à agir sur leur environnement, en les intégrant à travers une protection et une reconnaissance. Et, en même temps, associer cette capacité à une construction politique par l’émancipation collective. Ce qui peut entraîner une conflictualisation des rapports sociaux dans l’objectif de lutter contre les inégalités. C’est fondamental. Parce qu’il existe un écart entre l’égalité formelle et réelle. Il ne faut donc rien lâcher sur le fait de construire des individus citoyens, de les protéger et de les émanciper tout en cherchant à se rapprocher de l’égalité réelle.
Je ne suis pas pour le mettre en cause mais pour le renforcer et le réaliser réellement. Quand on vit dans une société multiculturelle – et c’est une richesse –, on doit faire en sorte qu’elle puisse exister, sans l’inscrire dans une logique multiculturaliste, qui peut conduire à du multiracisme. A partir du moment où on définit les personnes sur une base ethnique ou religieuse, on les enjoint à s’inscrire dans une forme radicalisée de leur identité. Ce qui empêche les individus de s’émanciper en tant que citoyens, se considérant comme égaux en droits et en devoirs. Ce sont les tensions politiques que nous vivons actuellement. D’un côté, l’extrême droite identitaire aspire à la remigration. De l’autre, les identitaristes, craignant de voir leur communauté ethnicoreligieuse se déliter, s’inscrivent dans l’autodéfense communautaire, voire communautariste. Ces différents acteurs ne voient alors plus la société comme une société politique, mais comme un choc des civilisations.
(1) La Nébuleuse du pouvoir d’agir. L’empowerment des quartiers populaires à l’épreuve des pacificateurs et entrepreneurs de colères, éd. Champ social, 2023.