Lorsque je forme des travailleurs sociaux ou des cadres au fait religieux au travail, ou que ce sujet est abordé en marge d’autres thématiques, il en faut peu pour que les passions se déchaînent. Le premier écueil à contourner est celui de la confusion et de la stigmatisation : pour certains, évoquer l’islam, prononcer le mot, c’est faire l’amalgame entre musulmans et islamistes. Mais inversement, évoquer le fait religieux sans différentiation, c’est confondre ceux qui expriment des revendications religieuses et ceux qui n’en ont aucune. Il est vrai que selon le dernier baromètre du fait religieux au travail 2022-2023 publié par l’Institut Montaigne, l’islam représente 76 % des questions religieuses au travail. Un chiffre à rapprocher des 78 % de Français musulmans qui, selon une enquête de l’Ifop publiée le 5 décembre 2023, assimilent la laïcité à de la discrimination.
Mais qu’est-ce que la laïcité ? Et s’applique-t-elle sur le lieu de travail ? La première question fait encore débat : pour les tenants d’une laïcité à minima, elle se résume à la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce n’est donc que l’Etat qui serait profane et non la société. Pour les tenants d’une laïcité plus large, elle relève du choix de société, rappelant que l’article 1er de la Constitution dispose que la France est une « République laïque », et que la République, ce n’est pas seulement l’Etat. Du reste, la loi de 1905 ne s’applique pas en Alsace et en Moselle, à l’inverse de la Constitution.
La laïcité, qui se matérialise par une obligation de neutralité, s’impose aux agents publics comme aux salariés des services publics. Le 17 octobre 2002, le tribunal administratif de Paris valida le non-renouvellement du contrat d’une assistante sociale portant le voile dans l’exercice de ses fonctions. Quelques années plus tard, une assistante sociale d’un hôpital de Nanterre (Hauts-de-Seine) fut sanctionnée pour les mêmes raisons. Après avoir échoué à faire annuler la sanction devant les juridictions nationales, elle saisit la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Dans un arrêt du 26 novembre 2015, la CEDH rejeta son recours, considérant que la liberté d’autrui, en l’espèce celle des patients, devait être protégée de l’influence ou de la partialité religieuse, et que la France pouvait accorder la primauté à l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’Etat.
Qu’en est-il des travailleurs sociaux du secteur privé ? Comme tous les salariés du privé, l’employeur peut exiger la neutralité politique, philosophique et religieuse des préposés en contact avec la clientèle – la doctrine assimile les usagers aux clients –, dès lors qu’elle est stipulée au règlement intérieur dans les formes requises par la loi. Cela découle de deux avis de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 mars 2017, suivis d’un arrêt de la Cour de cassation du 22 novembre 2017. Par le passé, la Cour de cassation s’était montrée plus hésitante. Dans la fameuse affaire de la crèche Baby-Loup, elle exclut d’abord toute application de la laïcité constitutionnelle en secteur privé (arrêt du 19 mars 2013) avant d’admettre la possibilité d’une exigence de neutralité par règlement intérieur (arrêt du 24 juin 2014), l’idée étant alors de ne pas influencer les jeunes enfants.
Les pressions n’ont jamais cessé pour remettre en cause toute exigence de neutralité, y compris dans le service public, la laïcité étant une singularité française qui n’existe pas dans les autres démocraties, même sécularisées. Outre-Atlantique ou outre-Manche, même la loi prohibant les signes religieux ostensibles à l’école fut perçue comme discriminatoire, alors que le port de l’uniforme scolaire y est largement admis.
Sur le plan déontologique, l’article 8 du code de déontologie des assistants de service social prohibe « l’utilisation de sa fonction à des fins de propagande ». En 2003, l’Anas (Association nationale des assistants de service social) avait demandé à une assistante sociale de la Ville de Paris portant le voile et refusant de serrer la main aux hommes de « faire preuve de discernement entre l’exercice de sa profession dans le cadre des missions de service public et son engagement religieux ». Pourtant, ce signe religieux est parfois arboré par des assistantes sociales sur le réseau professionnel LinkedIn, ce qui peut laisser supposer qu’elles le portent au travail. Indépendamment de l’approche déontologique, cela ne pose à priori pas de difficulté s’il s’agit d’un service social confessionnel, tout comme l’exigence de laïcité n’en poserait pas dans une « entreprise de tendance laïque ». Ailleurs, cela dépend du règlement intérieur, dans le cadre de la jurisprudence susmentionnée. Enfin, notons que si un travailleur social est libre de pratiquer sa religion comme bon lui semble hors du champ du travail, le conseil de prud’hommes de Bourges avait validé le licenciement pour faute grave d’un éducateur qui avait fait l’apologie du djihad sur Facebook (jugement du 30-11-2015).
Si les usagers ne sont astreints à aucune obligation de neutralité, il leur est interdit de dissimuler leur visage dans les lieux ouverts au public ou affectés à un service public (loi du 11 octobre 2010). En outre, ils ne sauraient imposer aux professionnels de s’adapter à leurs préceptes religieux. La question concerne au premier chef les professionnels de santé, parfois confrontés au refus d’une femme (ou de son mari) d’être examinée par un homme.
Dans un autre registre, j’ai pu former un service social associatif œuvrant à l’accès à l’emploi en partenariat avec Pôle emploi. Il se demandait s’il fallait mentionner l’exigence de certaines femmes de porter le foulard. La mention peut être intrusive, mais l’ignorer peut aussi s’avérer problématique si un employeur potentiel requière la neutralité lorsque le droit l’y autorise.
Reste la question de la radicalisation de l’usager. Rappelons qu’elle n’est pas un motif de levée du secret professionnel, sauf s’il en résulte un danger manifeste pour des mineurs ou un péril imminent. Hors secret professionnel, ce signalement est encouragé par les pouvoirs publics via une plateforme numérique et le numéro vert 0 800005 696. Mais la détection et la caractérisation de la radicalisation demeurent problématiques.