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L’interculturalité, un défi pour les professionnels

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A partir d’une création artistique menée dans un quartier populaire de Nantes, Gwenael Quiviger, docteur en socio-anthropologie, s’est interrogé sur la prise en compte de la culture des personnes dans l’accompagnement social. Il défend l’intérêt d’une approche interculturelle pour développer le pouvoir d’agir des personnes.

Trois éléments résument le parcours de Gwenael Quiviger : ses origines bretonnes qui ont nourri ses réflexions sur la reconnaissance des cultures, son passé de travailleur social et son statut de musicien professionnel – chanteur et accordéoniste, il dirige une école de musique à Nantes. Après avoir soutenu une thèse à l’université de Poitiers, le chercheur publie ses travaux dans un ouvrage intitulé L’approche interculturelle en travail social dans un quartier prioritaire. Regard socio-anthropologique à partir de l’exemple du Bal de Bellevue (éd. EME, L’Harmattan, 2023).

A l’origine de votre travail, il y a le Bal de Bellevue. De quoi s’agit-il ?

C’est un projet de la compagnie System B, qui s’est tenu de 2015 à 2017 dans un quartier populaire, Bellevue, à cheval entre Nantes et Saint-Herblain (Loire-Atlantique). A sa tête : le percussionniste Jean-Marie Nivaigne, qui a hésité à s’installer à New York avant de poser ses valises dans le quartier, séduit par sa richesse culturelle. Et il a eu cette idée d’aller rencontrer ses voisins pour valoriser les danses et les musiques de leurs cultures. Tous les week-ends, lors des mariages notamment, de nombreuses communautés se retrouvent pour danser mais ces pratiques sont totalement passées sous les radars des institutions. La compagnie a donc réalisé un travail de collectage de ces approches culturelles. Et ce faisant, les habitants se sont livrés. Ils ont parlé d’eux, d’où ils venaient. Ce travail a ensuite été transmis aux habitants grâce à des « passeuses de danse » et à des communautés invitées à montrer leurs danses. Une ethnomusicologue a été recrutée pour travailler sur le collectage auprès des enfants. Et au terme de ce travail, la compagnie et ses musiciens ont réuni près de 800 personnes pour danser ensemble. J’ai intégré l’équipe en tant que chercheur en 2017. Le projet, qui s’appelle désormais « L’arbre à danser », s’est poursuivi à Nanterre (Hauts-de-Seine), à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) ou encore à Garges-lès-Gonesses (Val-d’Oise).

Quels ont été les grands axes de votre recherche ?

Je me suis posé trois grandes questions. D’abord, comment les professionnels peuvent respecter la dignité d’une personne dont ils s’occupent, si rien n’est mis en place pour prendre en compte sa culture ? Ensuite, dans quelles mesures une action artistique valorisant les cultures des habitants d’un quartier prioritaire par une approche inclusive fondée sur l’émotion et le sensible permet-elle de dépasser le clivage identitaire ? Et enfin, si tel est le cas, comment le Bal de Bellevue peut-il devenir un outil d’intervention sociale ?

Votre objet d’étude porte sur l’interculturalité, comment la définissez-vous ?

L’approche interculturelle s’intéresse aux phénomènes d’interaction et de cumulativité des cultures qui concernent chaque être humain et chaque collectif (groupes, ethnies). Elle observe les écarts culturels qui surviennent dans la rencontre entre deux personnes et les rapports de pouvoir qui en découlent. L’interculturalité appréhende toujours la personne avec sa culture, cherchant à limiter les phénomènes de discrimination. Son originalité réside dans son positionnement : elle se situe historiquement entre la sociologie de l’immigration – qui ne veut pas essentialiser les immigrés par leur culture –, et une certaine vision de l’anthropologie – qui s’intéresse plus aux enjeux identitaires et valorise les différences culturelles, mettant en avant les questions éthiques, en négligeant parfois l’importance des problématiques sociales et économiques. Par ailleurs, l’ethnopsychiatrie, dont se nourri entre autres l’approche interculturelle, montre bien l’importance de prendre en compte les ancrages et les repères culturels et affinitaires d’une personne dans les dispositifs thérapeutiques, et donc plus globalement dans la relation d’aide.

Ce que la France ne sait pas faire ?

L’approche interculturelle est une notion laissée à l’écart des grands débats sur l’intervention sociale, parce que l’Etat se pense mono­culturel, mono-national et mono-linguistique. La question de la culture de la personne est souvent essentialisée, enfermée dans un discours identitaire national ou ethnique. Sous prétexte d’un universalisme selon lequel il faut traiter chacun sans distinction d’origine, la gestion de la diversité culturelle n’existe pas. Parce qu’elle ne veut pas faire de différences entre les citoyens, la France a créé des discriminations par territoires, qui conduisent à identifier comme banlieusard un habitant d’un quartier populaire. La question des communautés – comme du terme ethno-racial – est toujours frileuse. Les acteurs sociaux et socio-culturels ne travaillent pas avec celles-ci. Or, pour ses membres, elles sont souvent plus affinitaires qu’identitaires. Quand des personnes se retrouvent dans un pays étranger, elles ont besoin de retrouver des repères…

En quoi des danses traditionnelles peuvent-elles favoriser le vivre ensemble ?

La danse est le lieu de la rencontre entre l’intimité et l’extimité, entre le chez-soi et le chez-nous. Avec ses danses qui sont autant du monde que du quartier, le Bal de Bellevue a su créer un « espace interculturel harmonieux », une communauté éphémère où les habitants ont pu se fréquenter et partager. Mieux connaître l’autre par le biais d’aspects valorisant de sa culture est une manière de mieux l’accepter, et donc de mieux vivre ensemble. En valorisant un aspect des cultures d’habitants de milieu urbain, le Bal de Bellevue a procédé à un décloisonnement des savoirs populaires, les rendant plus lisibles et visibles aux yeux de tous dans l’espace public.

Quelle a été la place des travailleurs sociaux dans ce projet ?

Ils ont été sollicités mais n’ont pas jugé bon de s’en emparer comme un outil parmi d’autres d’intervention sociale. Une différence majeure oppose les acteurs sociaux et culturels : les premiers travaillent sur l’individu, au cas par cas, lorsque les seconds œuvrent sur le collectif. Et les deux se connaissent peu. Ils travaillent tous sur le même territoire, parfois avec les mêmes personnes, mais chaque secteur est cloisonné avec peu de transversalité.

La valorisation des cultures des habitants par le biais artistique montre bien qu’il faut différencier art et culture, la culture et les cultures. L’intérêt est alors de mobiliser les connaissances des habitants et de partager les savoirs et savoir-faire entre professionnels. Chacun a ses compétences et ses modes opératoires. Mais une plus grande collaboration entre eux rendrait plus efficaces les actions des uns et des autres, tout en prenant en compte les cultures des habitants.

Et ce type de projets est aussi, dites-vous, un moyen de développer le pouvoir d’agir…

Ma recherche – et c’est son originalité – lie la valorisation de la culture à l’interculturalité et au développement du pouvoir d’agir. Yann Le Bossé, professeur au Québec, le définit comme « un processus par lequel les personnes accèdent, ensemble ou séparément, à une plus grande possibilité d’agir de manière efficiente sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou la collectivité à laquelle elles s’identifient ». Les danses ethno­culturelles convoquent autant la mémoire individuelle que collective, voire communautaire. Le développement du pouvoir d’agir possède une dimension sociologique lorsqu’il est appréhendé sous sa forme collective, ici par le biais des danses qui sont autant de ressources à mobiliser. C’est un élément important à prendre en compte pour un travailleur social, qui est, il me semble, sous-estimé. On ne réduit pas une personne à un usager. Elle est bien autre chose.

Que peut, in fine, l’approche interculturelle pour le travail social ?

Le rôle du travailleur social est de comprendre les problématiques et la situation de la personne afin de s’adapter, tout en acceptant qu’il n’est pas porteur de la vérité. Adopter une approche interculturelle nécessite un décentrement qui permet de discerner ses propres biais cognitifs qui peuvent produire des discriminations, notamment celles qui sont inconscientes. Un exemple : comment remplir un papier administratif quand on ne parle pas français ? On baisse la tête et on s’adresse au professionnel qui se retrouve dans une situation de domination. En réponse, les Québécois ont mis en place la « sécurisation culturelle » qui permet de bénéficier d’un traducteur pour prendre en compte les subtilités linguistiques. L’approche interculturelle modifie les pratiques. Et la création artistique est un bon moyen d’y parvenir, non pas en demandant aux travailleurs sociaux de devenir artistes, mais en faisant se rencontrer tous les professionnels du territoire.

Les fondamentaux

Pour définir les principes clés d’un projet interculturel, Gwenael Quiviger s’appuie sur le travail de Bob White, directeur du laboratoire de recherche en relations interculturelles (Labbri) à Montréal. Il propose une nomenclature simple autour de trois points.

Reconnaître la diversité culturelle, en commençant par créer des espaces interculturels harmonieux.

Enoncer et lutter contre les différentes formes de discrimination. Elles ne sont pas forcément ethnoculturelles, mais peuvent être sociales et liées au sexe, au handicap, etc.

Favoriser le dialogue interculturel.

« Toute l’attention doit se poser sur les rapports négatifs de pouvoir qui perturbent le fonctionnement d’une société par les contradictions et les dissonances, sources de conflits et d’incompréhension, souligne Gwenael Quiviger. L’approche interculturelle est un défi à la hauteur de la complexité de notre monde moderne. »

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