Examinant la longue salle, Paul(1) semble évaluer la situation. Apparemment convaincu, le blondinet s’élance de toutes ses forces du fond de la pièce, enchaîne quelques pas chancelants, et effectue finalement une longue glissade sur le parquet. Eclats de rire étonnés. La séance de patinage improvisée semble enchanter le bambin de 18 mois. Jusqu’à la chute. Le poids plume s’est pris les pieds dans sa grenouillère. A peine plus grand, Amine vole à son secours et entreprend machinalement de le relever, avant de retourner à sa gigantesque voiture, coup de pouce semblable à celui d’un aîné envers son cadet.
A la section « Oasis » de la pouponnière Notre Abri, association de protection de l’enfance nichée dans une rue résidentielle de Bruxelles, la matinée a des faux airs de scène familiale. Dans le spacieux salon, sous la corde suspendue où se côtoient pêle-mêle cœurs de papier colorés, fanions et autres dessins d’enfants, ça babille, ça rit, ça court dans tous les sens. Lové dans les bras de Fiona De Azevedo Gomes Dos Santos, Shane toise Amine, jalousement agrippé à la jambe de l’éducatrice : « Je te ferai un câlin après, promis. » « Evidemment, on ne remplacera jamais une famille, précise Elodie Gueguen, l’une des trois psychologues rattachées à la pouponnière. Pour autant, la volonté est d’essayer de faire un peu “comme si”. »
Ainsi, dans le service d’accueil spécialisé de la petite enfance (Saspe) de Notre Abri – qui compte aussi un service d’accueil d’urgence et une maison d’enfants –, les 24 enfants ne sont pas répartis par tranches d’âge. Les sections « Oasis », « Tippi » et « Chapiteau » accueillent des minots de 0 à 7 ans, façon fratrie recomposée. Et l’arrivée de chaque nouvel enfant est minutieusement préparée avec eux, comme celle d’un nouveau-né dans une famille lambda. Chaque groupe est toujours encadré des six mêmes éducateurs, aidés si besoin d’une équipe volante. « La verticalité a l’avantage de rester dans la continuité : on ne change pas de groupes en grandissant, estime Estelle Sohier, la directrice pédagogique. Cela évite de nouvelles ruptures. »
Ici, pas de grands dortoirs, mais des chambres de deux ou trois lits. Une large verrière qui s’ouvre sur un balcon surplombant des arbres, des meubles en bois clair, un tapis moelleux, des canapés garnis de coussins… La décoration soignée et le volume des pièces tranchent avec les espaces spartiates des lieux d’hébergement habituels, manque de place et de moyens oblige. Le lieu se veut à l’image d’un appartement familial. Seule la salle de bains vitrée au beau milieu de l’espace laisse deviner que ces enfants nécessitent davantage d’attention qu’ailleurs. Ou également, peut-être, la chambre de Dylan, 5 ans, débarrassée du lit-cabane et des jouets depuis que sa « grosse colère » du week-end a mis l’endroit à sac.
Car à l’« Oasis », qui accueille sept petits séparés de leurs parents par des mesures de placement, environ 30 % des enfants présentent des troubles psychiques et tous gardent les traces des errances familiales. Comme Dylan, véritable « Cocotte-minute » à la suite des violences intrafamiliales et incestueuses qui ont provoqué la séparation d’avec ses parents. Ou Paul, très anxieux, placé en août pour l’extraire d’un contexte de drogue et de violences conjugales. Mais aussi Amine, 2 ans, et sa sœur Naïla, 4 ans, très agités et ne s’exprimant que par cris lors de leur placement à la pouponnière pour échapper à l’alcoolisation et aux violences conjugales de leurs parents. Et, enfin, Shane, 2 ans, issu d’une famille en grande précarité, qui a atterri ici après trois autres placements.
Au rez-de chaussée, le chassé-croisé des départs bat son plein. Minibus maison et cars conduisent les petits selon des plannings individualisés. Car, comme en témoigne le tableau suspendu dans l’entrée du bâtiment qui détaille pour chacun d’eux visites parentales, rendez-vous médicaux et lieux de scolarisation, les emplois du temps sont aussi variés que le nombre d’enfants hébergés. « Nous faisons en sorte d’individualiser le plus possible la prise en charge de l’enfant, afin de sortir du tout collectif et de nous adapter à son projet et ses besoins », précise Estelle Sohier.
Ainsi, Samara et Khadija, cartable sur le dos et vêtues d’un gros manteau, ne franchissent qu’une porte intérieure et une volée de marches au sein de l’établissement pour rejoindre l’« Escalade ». Conçue en 2016 pour un an, cette structure préscolaire s’est pérennisée afin d’accueillir les enfants qui n’étaient pas encore prêts à entrer en maternelle. Dans ce sas de transition, similaire en tout point à une classe de petite section, trois à six enfants font leurs premiers pas scolaires encadrés pendant quelques mois par les deux éducatrices formées à la méthode Montessori. « Bien que plus autonomes que les autres grâce à la vie en collectivité, ces enfants connaissent des troubles de l’attachement et, éventuellement, des retards de développement, analyse Estelle Sohier. Les institutrices les aident par différents rituels et préapprentissages à consolider leurs acquis, à se sentir sécurisés avant de se lancer dans un grand groupe. »
La personnalisation du suivi s’exprime aussi au travers de la présence permanente de deux éducateurs par groupe. Ici, on porte, on câline, on embrasse, on réconforte. « Négligés ou délaissés, certains enfants ont manqué des étapes de développement et ont besoin de revenir dans des postures régressives pour avancer », pointe Fiona.
Mais l’individualisation de la prise en charge passe aussi par des moments privilégiés avec chaque enfant. Comme Amine, qui profite ce matin de la présence des deux éducatrices pour jouer avec lui seul à un jeu de construction, pendant la sieste des bébés et la scolarisation des grands. « Etre en permanence avec sept autres enfants, ce n’est pas facile. Chaque éducatrice est référente d’un enfant, avec lequel elle organise un temps individuel hebdomadaire en fonction de ses centres d’intérêt », raconte Saïda El Madi, éducatrice. Une sortie au musée, dans le parc rempli de jeux qui enveloppe la maison, ou une simple séance de lecture dans une pièce à part font l’affaire. A l’entrée de chaque chambre, un panneau indique les habitudes d’endormissement de chaque enfant. La présence de bénévoles, autorisée à condition de mener un projet précis (séances de massages, de psychomotricité…), permet d’accroître ces temps en tête à tête.
Ce suivi attentif est rendu possible par un fonctionnement fondé sur la pluridisciplinarité et un rythme intense de réunions d’équipe. « Il n’y a quasiment aucun moment où on travaille séparément, indique Elodie Gueguen. Nous collaborons en binôme, mais aussi avec toute l’équipe en profitant des expertises de chacun. Les éducateurs nous alertent au moindre changement de comportement. » L’alliance se traduit aussi par un contact direct avec d’autres partenaires, du thérapeute au juge des enfants. « En faisant le lien entre les regards des différents acteurs, nous avons une vision globale de l’enfant », considère Aurore Giron, psychologue.
Les thérapeutes s’emploient elles aussi à imaginer des réponses sur mesure. Un mousqueton rassemblant les pictogrammes des différents moments de la journée, pour calmer l’éternel « et après ? » de Gaspard, un conte co-écrit avec Anna pour évoquer ses problématiques autour de la sexualité, un sablier pour aider Léa à visualiser la durée des temps individuels dont elle a tant besoin sont quelques-unes des multiples solutions cousus main pour les enfants. « Parfois, ça marche, assure Elodie Gueguen, d’autres fois, il faut tâtonner avant de trouver la solution, car l’absence de verbalisation des bébés implique une recherche plus longue. »
Notre Abri s’y connaît en innovations. Un esprit précurseur qui tient à l’ADN de la structure. Dès sa création par des donateurs privés au sortir de la Première Guerre mondiale, l’association, ni religieuse ni publique, a préservé sa liberté de pensée, source de créativité. Depuis, elle a conservé l’oreille des ministres de l’Enfance successifs. Défricheuse parmi les premières à augmenter le taux d’encadrement (18 éducateurs, une coordinatrice et une directrice pédagogique pour 24 enfants), à mettre en place une équipe mobile intervenant dans les familles, à prévoir des visites à domicile par l’assistant social. « J’ai accès à des éléments qui n’apparaissent pas quand les parents viennent ici », assure Dominique Simon, assistant social.
En est restée une forte philosophie d’accompagnement à la parentalité, fondée sur la collaboration et la co-construction du projet. A l’image de ses visites médiatisées. C’est dans l’espace commun « Retrouvailles », entièrement aménagé à hauteur d’enfant, que les parents retrouvent leur progéniture, sous l’œil vigilant des psychologues. « Suivant les cas, nous pouvons être en observation, en retrait, ou intervenir pour guider un enfant ou un parent en difficulté. Régulièrement, nous établissons avec les parents des objectifs à atteindre, en s’appuyant sur leurs compétences plutôt que sur leurs défaillances, ce qui peut partir du simple fait d’honorer les visites au développement de compétences parentales, détaille Aurore Giron. Encore faut-il que les parents, dont beaucoup présentent des fragilités psychiques, puissent collaborer. »
Il n’empêche, les résultats sont là. En 2022, sur 24 enfants, neuf sont retournés en famille (dont sept bénéficient d’un retour progressif à domicile encadré par l’équipe) et deux ont été accueillis en unité mère-enfant. Le temps de placement moyen à Notre Abri est de 1,4 enfant.
« Nous les entourons de beaucoup de contact physique, de moments cocooning où nous les berçons dans nos bras parfois jusqu’à quinze minutes en chantonnant, même pour les plus grands. La juste distance n’existe pas : un enfant n’a jamais trop d’affection ! »
Fiona De Azevedo Gomes Dos Santos, éducatrice
« Dès les années 1980, le dispositif a été partie prenante de programmes de recherche universitaire avec la première équipe hospitalière belge dédiée aux enfants maltraités. »
Dominique Simon, assistant social
(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.