Les mesures projetées par les pouvoirs publics sont de nature à remettre en question le droit au travail pour ceux qui, du fait de leur handicap, ne peuvent accéder au milieu ordinaire d’emploi.
Les Esat ont été créés dans les années 1960, non pas pour aménager des espaces discriminés, mais, bien au contraire, pour faire accéder les personnes handicapées – et notamment, à cette époque, les déficients intellectuels – au droit à avoir un travail comme tout un chacun. Ces structures ont évolué régulièrement pour faire face aux transformations économiques et des organisations de travail, aux modifications des caractéristiques populationnelles et des repères culturels.
C’est ainsi que les Esat ont développé pour leurs 120 000 travailleurs handicapés fragiles ou dépendants des productions propres et des activités de service tout en maintenant des activités industrielles intra-muros de plus en plus rares et généralement peu rémunératrices.
Par ailleurs, à partir de la fermeture de nombreuses places en psychiatrie, est venue s’ajouter aux déficients intellectuels toute une population de personnes handicapées psychiques (autour de 35 %). Malgré les difficultés et les tensions de toutes sortes, les Esat sont devenus de ce fait une alternative à l’hospitalisation psychiatrique, un lieu de sociabilisation et de réadaptation ainsi qu’un véritable « bouclier social ».
Bien avant le vote de la loi du 2 janvier 2022 rénovant l’action sociale et médico-sociale, des modes d’expression et de représentation ont été organisés dans de nombreux Esat : délégués d’atelier, réunions de travailleurs, commissions consultatives… Malgré des défis humains et économiques constants, ces structures médico-sociales ont donc su évoluer et sont considérées par nos voisins européens parmi les meilleurs dispositifs d’Europe.
Les Esat subissent néanmoins des critiques régulières ; ainsi, l’inclusion en milieu de travail ordinaire ne serait pas soutenue, quand l’orientation vers le milieu protégé se révélerait systématique ; ces établissements représenteraient un marqueur fort de l’institutionnalisation et des zones de non-droit ; ils constitueraient en outre une charge financière trop lourde pour l’Etat.
Et pourtant…
Faut-il rappeler que les Esat ne représentent qu’environ 12 % des emplois tenus par des personnes handicapées, la très grande majorité exerçant un emploi ordinaire ou en entreprise adaptée ?
Faut-il rappeler aussi que 60 % des publics d’Esat souffrent de déficiences intellectuelles avec des troubles associés, somatiques et psychiques, fréquents, et que 35 % d’entre eux sont handicapés psychiques ? Peut-on parler d’objectifs sans aborder les vulnérabilités, fortes en l’occurrence, des populations ? C’est pourtant ce qui est fait et ce qui décrédibilise les pistes de réformes. Et ce n’est pas la réforme Serafin-PH, confondant les besoins et caractéristiques des usagers avec la somme de leurs comportements, qui prendra en compte cette dimension essentielle.
Faut-il rappeler encore que les Esat existent dans tous les pays européens qui ont une véritable protection sociale pour toutes les personnes qui, malgré beaucoup d’efforts, ne peuvent pas s’intégrer dans le milieu ordinaire ?
Ainsi, en Allemagne, plusieurs dizaines de milliers d’emplois ne sont pas pourvus, alors que le nombre de postes de travail protégé est environ le double de celui de la France.
Les Esat ne « retiennent » pas leurs meilleurs travailleurs ; ils assurent un équilibre compliqué entre les actions professionnelles, la vie économique, la santé somatique et psychique, la formation des travailleurs, et nouent de nombreux partenariats pour dégager un droit au travail pour des publics vulnérables ayant des besoins particuliers.
Des textes récents – le décret du 13 décembre 2022 et la circulaire du 11 mai 2022 – Ont défini un plan de transformation des Esat avec, comme lignes de force, le renforcement des droits des usagers (sans en changer la nature juridique), une dynamique de parcours à l’intérieur et à l’extérieur des Esat, l’élévation des compétences, une préparation et un suivi du processus d’inclusion. Sont prévues des instances nouvelles comme la mise en place d’un délégué et d’une instance mixte (imitant les dispositifs de droit commun).
Sans être inintéressantes, ces nouvelles dispositions risquent toutefois d’accentuer le manque de lisibilité pour les encadrants et les travailleurs handicapés et d’ajouter de la confusion (par exemple, les rôles respectifs de l’instance mixte et du conseil de la vie sociale).
A peine sortis et encore très peu appliqués, ces textes sont suivis d’autres projets de mesures, dans le cadre du projet de loi « plein emploi » et des propositions qui seront issues de la mission Igas-IGF. Il est ainsi prévu de solliciter fortement le compte commercial des Esat : la rémunération minimale des travailleurs handicapés serait triplée ; la complémentaire-santé serait obligatoire ; 50 % des tickets restaurant seraient à sa charge, ainsi que le recrutement d’un conseiller en insertion professionnelle.
S’y associeraient des droits additionnels pour les travailleurs handicapés (droit syndical, droit de grève), sans changer par ailleurs le statut médico-social des structures et de leurs travailleurs.
Les droits des travailleurs d’Esat intégreraient selon les hypothèses actuelles un magma de dispositions hétéroclites relevant, pour certaines, du droit du travail et, pour d’autres, du code de l’action sociale et des familles. Les travailleurs handicapés garderaient leur statut d’usagers d’institutions sociales et médico-sociales.
Pourtant, il n’est ni cohérent, ni juste, ni équitable de ne pas appliquer véritablement le droit du travail. Il faudrait s’orienter vers le statut plus mobilisateur et valorisant de salarié, assorti de protections particulières comparables à celles dont bénéficient les « salariés protégés ».
Par ailleurs, les mesures, parfois positives, envisagées en termes de droits des travailleurs handicapés laissent une grande partie de leur financement à la charge du budget commercial (alimenté par les activités économiques).
Les impacts sont tout à fait prévisibles : des déficits importants affecteront 80 % des Esat ; ils se traduiront par des fermetures d’établissement ou par une forte sélection des travailleurs handicapés à l’admission en Esat, en fonction de leur niveau ; ce qui reviendra à recréer des entreprises adaptées bis et à priver d’un emploi une grande majorité des travailleurs handicapés.
Tout alourdissement des charges sur le budget économique des Esat serait une profonde erreur et ferait basculer dans une crise profonde des structures qui ont une grande utilité humaine et sociale.
Des mesures réalistes et progressistes sont possibles, comme celle d’une véritable normalisation du statut des travailleurs handicapés, davantage en accord avec l’éthique sociale et avec les positions déjà anciennes du Bureau international du travail.
Il faudrait aussi enrichir les missions des Esat et encourager les pratiques innovantes vers lesquelles certaines structures se sont déjà engagées avec succès : reconnaître la fonction territorialisée de service-ressource dans l’évaluation des capacités et le réentraînement au travail, ainsi que celle d’appui et d’accompagnement dans des parcours non imposés.
Rappelons que le concept d’« inclusion » ne s’attache pas aux lieux physiques mais à une inscription des publics vulnérables dans les droits de tous. C’est ce qui justifie l’existence des structures spécialisées.
De même, il faudrait que les Esat répondent mieux à l’évolution des besoins sociaux, et notamment à l’accueil des autistes, souvent sans solution.
Les programmes de formation renforcés des professionnels sont indispensables pour l’accompagnement de certains publics (autistes, handicapés psychiques, travailleurs vieillissants…).
Enfin, alors que l’on s’accorde sur l’importance d’une inclusion professionnelle optimale, il existe une mesure particulièrement intéressante, déjà expérimentée avec succès, pour organiser la transition du milieu protégé vers le milieu ordinaire de travail : il s’agit des « aides à l’emploi liées à la lourdeur du handicap » (décret n° 2016-100 du 2 février 2016, arrêté du 2 février 2016), qui devraient être versées de manière pérenne par l’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). Or cette mesure est bloquée par le FIPTH (Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique) et l’Agefiph, y compris via des procédures juridiques – que cette dernière a d’ailleurs perdues à chaque fois –, pour éviter de prendre en charge les compléments salariaux.
Les pouvoirs publics feraient mieux de faire appliquer une réglementation en faveur de l’inclusion, plutôt que de mettre profondément et en grande difficulté des structures comme les Esat, qui remplissent globalement leurs objectifs.