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Une tour de Babel pour bousculer ses pratiques

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Unité fonctionnelle de l’hôpital Vinatier, à Lyon, l’observatoire Orspere-Samdarra s’intéresse aux liens entre les questions de santé mentale et de vulnérabilités sociales. Son équipe pluridisciplinaire propose des ressources destinées aux professionnels de l’accompagnement, aux personnes concernées par des troubles, la précarité ou la migration et au grand public.

L’ambiance est loin d’être feutrée dans la petite bibliothèque garnie d’ouvrages spécialisés, de revues colorées et de documentation didactique. Au cœur des rayonnages, une machine à café attire toutes les convoitises et délie les langues de la vingtaine de néo-étudiants, plutôt quadragénaires, dont c’est la rentrée en ce mercredi matin d’octobre. Venus d’un peu partout en France – et même de Belgique ou de Suisse – ces professionnels issus pour la plupart des secteurs de l’insertion et de l’hébergement sont inscrits au diplôme universitaire (DU) « Logement d’abord » porté par Lyon 2 et l’Orspere-Samdarra. « N’hésitez-pas, servez-vous, quand il n’y en a plus, il y en a encore », plaisante Nicolas Chambon avec le naturel de celui qui aime recevoir.

Sociologue, responsable du cursus, ainsi que de tout le pôle recherche de cet observatoire s’intéressant aux liens entre questions de santé mentale et vulnérabilités sociales, il accueille sa quatrième promotion en toute simplicité. Les lieux ont beau s’inscrire dans une potentielle double pesanteur académique, celle des chercheurs et celle du milieu hospitalier – l’Orspere-Samdarra est installé dans une aile de l’hôpital psychiatrique Vinatier à Lyon – ils se veulent ouverts à tous. Une sorte de tour de Babel où conversent toutes les voix, qu’elles que soient leurs langues. Une véritable fourmilière grouillant d’échanges informels et de débats organisés où, contrairement au règne animal, prime une forme d’horizontalité entre les « sachants » et les autres.

« Nous avons ici une culture de la rencontre qui est très forte, explique Nicolas Chambon. Notre logique est toujours de faire converger différents champs, c’est ça qui est génial. On croise, on échange, on se reconnaît. Il n’y a pas d’un côté les migrants et de l’autre les précaires. Nos vies sont complexes. Il faut faire attention aux catégories que nous employons. » Tisser des connections, trouver des passerelles, bâtir un réseau, l’équipe de cet observatoire national pluridisciplinaire ne cesse d’entrelacer concepts et témoignages grâce aux principes de la recherche-action : elle s’intéresse et s’adresse autant aux partenaires institutionnels et aux travailleurs sociaux, qu’aux personnes en situation de vulnérabilité. Qu’elles soient précarisées par la migration, la rue ou des problèmes de santé mentale.

Un lieu ouvert à tous

Autrefois scindé en deux entités distinctes – d’un côté l’Observatoire régional de la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (Orspere), fondé en 1996 par le psychiatre Jean Furtos et le sociologue Christian Laval, de l’autre le réseau Samdarra (santé mentale, précarité, demandeurs d’asile et réfugiés en Rhône-Alpes) créé en 2007 –, l’Orspere-Samdarra ne fait plus qu’un depuis 2013. Dirigé par la psychiatre Halima Zeroug-Vial, il s’articule autour des pôles ressource, recherche et édition pour à la fois former, étudier et questionner toutes ces problématiques, parfois les plus innovantes, aux confins des notions de rétablissement, de vulnérabilités sociales et d’exil.

Une transversalité comme postulat de départ. Une polyvalence assumée comme le carburant originel de cet écosystème, aussi foisonnant que prompt à se régénérer par ceux qui n’en font pas partie. Si la psychologue Elodie Gilliot travaille par exemple sur « la restauration du pouvoir d’agir en psychiatrie et dans l’intervention sociale », elle est également responsable pédagogique du DU « Logement d’abord » et intervient à l’Espace, un lieu ouvert de manière inconditionnelle à toutes les personnes concernées par la migration. Situé à Villeurbanne, il vise à soutenir le lien social et la santé mentale, sans prérequis ni objectifs gravés dans le marbre. Un point de rendez-vous baigné d’éducation populaire – une certaine culture de l’improvisation en plus – qui donne de la chair aux recherches menées par les universitaires de l’Orspere-Samdarra.

Alors qu’un groupe mêlant habitués et nouveaux venus a investi le « salon », une pièce de plain-pied meublée de bric et de broc, au premier étage une dizaine de jeunes hommes sont postés debout, en arc-de-cercle. « Allez, à toi, lance un son, n’importe lequel, ça donnera le rythme de base. » L’animateur de cet atelier de hip-hop propose une improvisation musicale, sans instrument autre que la voix ou le corps, qui permet à tous de participer même s’ils ne parlent pas français. Bakary(1) lance une onomatopée puissante, aussitôt enveloppée par un borborygme sourd de son voisin de droite, le cri rauque du suivant et une suite d’autres bruits de bouche des uns et des autres. Tous sont originaires d’Afrique sub-saharienne, pour la plupart éprouvés par des parcours migratoires chaotiques. « J’aimerais maintenant que vous choisissiez le thème de votre prochain rap », lance Natacha Carbonel lorsque le silence est revenu. Chargée de mission à l’observatoire, elle enregistre les créations sonores et rassure les plus timides. « Vous êtes libres de choisir n’importe quel sujet, ce qui vous tient à cœur ou ce qui vous manque le plus… » Après quelques minutes de flottement, le concept du « rêve » remporte la majorité des suffrages. De quoi stimuler leurs imaginaires jusqu’à la semaine suivante.

Au rez-de-chaussée, les conversations sont traduites par Mehdi. Arrivé du Soudan quelques mois auparavant, et en l’absence des deux médiateurs-pairs salariés, il s’improvise interprète. Même si certains mots usuels lui manquent, il sait écouter sans juger, combler les non-dits et mettre à l’aise son interlocuteur. Ce rôle de passeur, dont la fonction est autant linguistique que sensible, fait partie des axes de recherche fondamentaux de l’Orspere-Samdarra qui chapeaute également le diplôme universitaire « Dialogues : médiation, interprétariat et migration ». Personnels de structures médico-sociales, réfugiés ou primo-arrivants polyglottes sans expérience sont les bienvenus pour approfondir les contextes migratoires, le cadre règlementaire, mais aussi les problèmes de santé mentale et somatique ou encore la posture professionnelle pour maîtriser les techniques de cet art délicat de l’interprétariat.

Des médiateurs-pairs

« Nous travaillons au quotidien avec deux médiateurs-pairs, précise Nicolas Chambon. Nagham est Syrienne, formée à la santé mentale dans le champ de l’humanitaire, avec une expérience dans un camp de réfugiés en Irak. Aman, de son côté, a connu un type de migration beaucoup plus précaire. Originaire d’Erythrée, il a passé pas mal de temps à Calais. Grâce à des associations comme le Secours catholique, il a pu faire un DU sur la médiation, l’interprétariat et la paire-aidance à Paris, puis il a effectué son stage chez nous, avant d’être embauché. Tous deux sont des pièces maîtresses de l’Espace. »

Grâce au savoir-faire, au tact et à l’empathie de ce binôme, les migrants poussant la porte du lieu d’accueil s’y sentent chez eux. Un sentiment d’appartenance qui s’entrelace avec une langue connue, des expressions familières, une sensation de « déjà vu » rappelant le pays, le village, le monde d’avant. Le Journal de l’espace, le magazine maison édité par l’observatoire, ouvre ses colonnes à une expression universelle où toutes les voix comptent. Parmi ces contributions multiculturelles, celle de Dilont : « Je me suis réveillé un matin avec le sentiment de léviter, comme si j’étais sur des escaliers invisibles. Cette élévation m’a permis d’être plus éclairé sur la situation du monde afin d’en éviter les pièges. La recherche du bonheur devrait être une évidence plutôt qu’un parcours du combattant. » Imprimés en français et dans sa langue maternelle, ses mots cohabitent avec ceux d’Ibrahima, de Zakharia, de Sarah, d’Aristote ou de J.-P.

Au fil du temps, l’Orspere-Samdarra s’est attaché à conceptualiser et à expérimenter l’interprétariat, parce qu’il s’agit d’un champ très « pratico-pratique », mais aussi éminemment politique et philosophique. « Ne pas être compris ou ne pas comprendre ce que l’on dit est très violent, reconnaît Nicolas Chambon. Nous essayons de valoriser cette compétence dans le cadre du soin ou du suivi social, entre autres, avec la pair-aidance, parce que nous estimons que l’interprétariat ne peut pas toujours être neutre. Il faut reconnaître sa dimension humaine et le fait que l’expérience spécifique d’une personne peut être un atout. Non pas qu’elle soit un miroir, sinon un écho. »

Doutes et craintes des étudiants

Retour au centre hospitalier Le Vinatier où la ruche que représente cet observatoire unique en France est toujours en ébullition. Les étudiants du DU « Logement d’abord » sont dans l’amphithéâtre où ils prennent connaissance du programme de l’année et livrent leurs premières impressions. A l’instar de Fabienne, assistante sociale de formation et désormais responsable de service dans un centre d’hébergement, le concept même du « housing first » n’est pas évident à appréhender. « Pendant longtemps, je n’ai pas compris qu’on puisse permettre à des personnes si précaires d’accéder directement au logement… Et puis je me demande aussi ce qui va advenir des CHRS avec une telle posture. Sont-ils en opposition frontale avec cette logique ? Petit à petit, je fais quand même mon chemin, et c’est pour ça que je suis inscrite dans la formation. Mais j’ai encore des réflexes du style : “Ce monsieur n’est pas prêt pour vivre seul”… C’est peut-être un automatisme d’assistante sociale. »

Face à son auditoire, Nicolas Chambon écoute les doutes et les craintes de la promotion. Rien ne le heurte. Il aime par-dessus tout l’échange, voire la confrontation, si elle est riche en arguments. « Je comprends ce type de discours, répond-il à Fabienne. Mais les intervenants qui se succèderont au cours de ces prochains mois permettront de nourrir votre réflexion. Je pense en particulier à Jean-François Krzyzaniak, un spécialiste pair de la politique du Logement d’abord, qui a vécu vingt ans dans la rue. Son analyse est très éclairante. » Là encore, les points de vue différents ont droit de citer, aucune vérité n’est assénée. Si les professionnels – majoritairement des travailleurs sociaux – ouvrent leurs horizons ou parfois même remettent en cause leurs propres pratiques, le pari est gagné.

Des outils pratiques

Le pôle ressource de l’Orspere-Samdarra multiplie les journées d’étude, les séminaires cliniques et regorge d’outils pratiques pour les aider concrètement sur le terrain. Le guide « Soutenir la santé mentale des personnes migrantes », destiné aux intervenants sociaux, donne par exemple les clés pour savoir repérer les troubles psychiques ou la souffrance psychosociale, ainsi que les différents facteurs de vulnérabilités liés à l’exil.

« Nous avons en parallèle des actions destinées aux publics eux-mêmes », précise Vincent Tremblay, chargé d’étude en sociologie dont les recherches portent sur l’évaluation d’une équipe mobile en santé mentale pour les mineurs non accompagnés. « Certains de nos guides sont traduits en dix langues, notamment pour expliquer comment cela fonctionne en France. Beaucoup de migrants ne sont pas familiarisés avec les notions de psychologue ou de psychiatre et ils en ont souvent des représentations assez péjoratives. Ce petit livret permet de déstigmatiser, d’indiquer les principaux symptômes et de dédramatiser face à des personnes qui craignent de devenir folles. »

Ce pôle ressource dispose en outre d’une permanence téléphonique à l’écoute de tous les professionnels au contact d’un public fragilisé et dont l’accompagnement vers l’accès aux soins en santé mentale est entravé. Ces appels reçoivent trois formes de réponses : des conseils d’orientation, un soutien de la part d’une psychologue pour aider à comprendre une situation clinique et un rôle de lanceur d’alertes pour faire remonter d’éventuels dysfonctionnements. La thèse de sciences politiques menée par la directrice adjointe de l’observatoire, Gwen Le Goff, représente encore une autre facette de cette même problématique : les enjeux sociaux et politiques de la prise en charge du psychotraumatisme des personnes en situation de migration.

« Je voulais étudier ce phénomène de bascule, lorsque la santé mentale des migrants est devenue un problème de politiques publiques auquel il fallait répondre. Alors que pendant des années, on nous a dit qu’il n’y avait pas de dispositifs spécifiques à proposer aux personnes en situation de migration, parce qu’en gros rien ne les empêchait d’accéder au droit commun. Le changement est intervenu en 2018, avec la création des centres régionaux du psychotraumatisme, dont l’une des cibles est le public migrant. Après Calais, il n’a plus été possible de fermer les yeux sur leurs besoins spécifiques. »

Pour les membres de cette équipe plurielle, avoir une connaissance plus fine et une meilleure prise en charge – sanitaire et sociale – des publics vulnérables comme des travailleurs sociaux qui les accompagnent est une question politique. Au sens noble du terme. « Notre ambition est de solidariser les acteurs les uns avec les autres, reconnaît Nicolas Chambon. Il n’y a pas à opposer le social et le sanitaire, les bénéficiaires, les professionnels et l’Etat. Nous sommes tous dans le même bateau et la crise est devant nous. Le dérèglement climatique, ses impacts sur les migrations, la précarité et les angoisses que tout cela va générer… Faisons en sorte de penser collectivement les problèmes. Il y a vingt ans, la santé mentale était perçue comme une affaire de psy. Aujourd’hui, elle appartient à tout le monde. »

Un pôle édition pour aller plus loin

→ Les bulletins Rhizome représentent un espace de dialogue entre les sciences (humaines, sociales et médicales), les pratiques et les personnes – celles concernées par le trouble ou la précarité et celles qui interviennent auprès d’elles. « Tel un rhizome, ses contributeurs et ses lecteurs participent à l’élargissement du réseau s’intéressant aux questions psychosociales que ce soit sous l’angle de la souffrance, de la clinique, de l’intervention », estime Nicolas Chambon, directeur de la publication. Lien naturel entre ressources et recherche, les trois numéros par an de cette revue au graphisme soigné sont gratuits, financés par la Direction générale de la santé et la Direction générale de la cohésion sociale. Le comité de rédaction mêle chercheurs, professionnels, migrants, précaires et même une personne « entendeuse de voix ».

→ De leur côté, les Cahiers de Rhizome sont construits à partir d’une recherche menée par l’Orspere-Samdarra qui fait un appel à contributions. A chaque fois, un artiste met à disposition certaines de ses œuvres. Après la politique du Logement d’abord, les expériences de la demande d’asile ou l’interprétariat en santé, le prochain thème sera « Faire savoir l’expérience ».

Notes

(1) Certains prénoms ont été changés.

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