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« On ne naît pas “fille facile”, on le devient »

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On pensait l’expression « fille facile » d’un autre temps. Erreur. La journaliste Laure Daussy a mené une enquête à Creil, en banlieue parisienne, sur la situation des adolescentes des quartiers populaires. Son livre, éclairant et glaçant à la fois, montre que #MeToo s’est arrêté à la frontière de la cité et qu’un tel anathème peut conduire à l’enfer, voire à la mort.
Le meurtre de Shaïna en 2019 à Creil (Oise) constitue le point de départ de votre livre. Pourquoi ?

Il s’agit d’un féminicide particulièrement atroce. Shaïna a subi ce qu’une adolescente peut vivre de pire entre 13 et 15 ans, une agression sexuelle collective puis, deux ans plus tard, son petit ami la poignarde et la brûle vive. Quand je suis allée sur place dans le cadre de mon enquête pour Charlie Hebdo, j’ai recueilli des témoignages de filles. Toutes m’ont avoué qu’elles avaient peur de subir le même sort. Toutes sont sous le contrôle et la surveillance quotidienne de garçons. Je ne pensais pas qu’il y avait encore aujourd’hui autant de contraintes et d’interdits dans une cité. Cette situation, dénoncée dans les années 2000 par le collectif Ni putes ni soumises, reste particulièrement exacerbée dans certains endroits.

L’histoire de Shaïna n’est pas un fait divers mais un fait de société. La justice et le médecin légiste qui l’a examinée après que, accompagnée de sa mère, elle a porté plainte pour viol ont minimisé l’affaire. L’instruction a duré cinq ans, Shaïna était morte quand le procès a eu lieu. La qualification de viol n’a pas été retenue, alors qu’il y a eu une pénétration avec un objet. Ses agresseurs, trois garçons de 14-15 ans, voulaient vérifier qu’elle était vierge. L’idée était de salir sa réputation dans le quartier, cet entre-soi dont certains ne sortent jamais.

Qu’est-ce qui conduit à fabriquer des « filles faciles » ?

Tout et n’importe quoi. Déjà, l’expression est éminemment sexiste car elle évoque un double standard dans la société. D’ailleurs, elle n’existe qu’au féminin. On ne naît pas « fille facile », on le devient quand on veut juste vivre une adolescence normale : s’habiller comme on le souhaite, avoir un petit copain, se promener librement dans l’espace public, aller dans un café… C’est aussi un outil de vengeance. Des adolescentes m’ont raconté qu’après qu’elles ont refusé les avances d’un garçon, celui-ci a ruiné leur réputation en se vantant d’avoir eu des rapports sexuels avec elles. C’est faux mais, à partir de là, elles sont insultées au lycée, dans la cité. L’anathème de « filles faciles » leur colle à la peau. Quoi qu’elles fassent, elles ont tort. Shaïna a eu cette réputation à la suite de l’agression sexuelle qu’elle a subie, c’est encore pire. Toutes les filles ne sont pas concernées, mais le phénomène semble néanmoins très répandu. Certaines adoptent des stratégies de protection en portant des vêtements très larges de type jogging ou le voile. Ce n’est ni le père ou le frère qui obligent à se voiler, mais les filles qui se l’imposent pour ne pas être méprisées. La pudeur n’est en rien féministe, c’est une injonction patriarcale. Il existe également des adolescentes qui portent le voile ou l’abaya après avoir été agressées sexuellement. Elles se cachent comme si leurs corps était responsable du regard des hommes.

Qui sont les garçons concernés par ces comportements ?

Tous les garçons ne se comportent pas ainsi. Certains tentent de lutter contre ces « brigades des mœurs » – comme ils les appellent – préjudiciables à tout le monde. Pour autant, le pouvoir de nuisance de certains petits groupes s’avère d’autant plus redoutable qu’il est démultiplié par les réseaux sociaux. C’est une espèce de groupe informe, que les filles désignent par « eux ». Ça va du jeune influencé par un rigorisme religieux, condamnant les relations sexuelles avant le mariage, au père de famille de 40 ans qui préfère que son fils aille en prison plutôt que sa fille le couvre de honte en étant considérée comme une traînée. La réputation s’impose donc aussi aux hommes, mais sur le dos des filles, comme si elles appartenaient à l’ensemble du groupe, dont l’honneur repose sur leur pureté. Un éducateur de la mission locale m’a dit : « Quand une fille sort avec un garçon, les gens ici disent : “C’est une pute.” Quand c’est un garçon, on dit : “C’est un garçon.” » C’est multifactoriel, mais l’islam joue indéniablement un rôle. Un des imams de la grande mosquée de Creil – qui, par ailleurs, sert de relais des pouvoirs publics – m’a assuré que la jupe est un interdit religieux. Cela interroge. La religion, ça va quand on peut avoir accès à d’autres manières de penser, mais là ce n’est pas le cas. On est dans un contexte de grandes difficultés sociales, de repli sur soi, de chômage de masse…

En vous lisant, il semble que #MeeToo n’a pas d’impact dans les quartiers…

J’ai découvert en allant sur place que des filles, mais aussi des garçons, n’ont jamais entendu parler de MeToo. Cela témoigne d’une fracture dans notre société, toutes les informations ne parviennent pas à certaines populations, en l’occurrence ici aux personnes qui en ont le plus besoin. Je revendique un MeToo des quartiers. En prenant la parole pour dénoncer ce qu’elles vivent, les adolescentes entrent pleinement dans ce mouvement. Les violences faites aux femmes existent partout et dans tous les milieux sociaux, mais le sexisme me semble exacerbé dans certains lieux, comme celui de mon terrain d’enquête. Une des spécificités de ce territoire est l’injonction à la virginité qui plane sur les jeunes femmes. A défaut, elles tombent dans la mauvaise catégorie, comme des marchandises qui s’évaluent à l’aune de leur pureté. Mais certaines féministes ont tendance à oublier ce combat. Or l’intime est politique ! L’intersectionnalité, concept de plus en plus répandu dans le féminisme, est intéressante pour montrer que les discriminations s’ajoutent et se superposent mais en réalité, elle est souvent dévoyée. Certains discours priorisent la lutte contre le racisme mais par peur de stigmatiser les cités, on passe sous silence le sexisme. Il est urgent d’y remédier. La pire stigmatisation serait de ne pas en parler.

Comment les mères réagissent-elles sous cette chape de plomb ?

Certaines mères se trouvent dans un dilemme horrible. Elles ont conscience qu’il faut faire bouger les choses et, en même temps, elles savent qu’elles emprisonnent leurs filles en les incitant à ne pas avoir de rapport sexuel avant le mariage, de peur qu’elles risquent gros. La loi des hommes est une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. L’échappatoire pour les jeunes filles est de quitter la cité, notamment pour celles qui ont la chance de faire des études. La bonne nouvelle, c’est que j’ai reçu pas mal de messages de filles qui me disent : « Enfin, on parle de nous. »

Quand j’ai commencé mon livre, on était en pleine discussion sur le consentement. Mais chaque territoire a sa propre logique qui mène au viol. Pour les victimes de PPDA, la « présomption de consentement » repose sur le fait que les femmes ne peuvent refuser les avances d’un personnage puissant. Pour les filles des quartiers, la « présomption de consentement » s’appuie sur la réputation qui leur est faite quand elles osent s’affranchir des règles qui leur sont imposées. Ce sexisme particulier doit être pris en compte bien en amont des violences. Les cours d’éducation affective et sexuelle prévus dans la loi de 2001 sont une des réponses pour contrer les à priori religieux et les tabous, mais ils sont malheureusement trop peu mis en œuvre. Quand un jeune dit, comme je l’ai entendu : « Le consentement, c’est quand la fille ne se débat pas », au moins il s’exprime et l’enseignant peut en discuter avec lui.

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