Un après-midi de juillet 2015, lentement, Mila(1) a ouvert les yeux. Au son de la voix apaisante d’Isabelle Hernandez, la petite fille a écarté ses minuscules paupières. Enfin. Trois mois que le bébé confié à l’assistante familiale refuse obstinément de regarder le monde qui l’entoure, poupée pétrifiée et crispée pelotonnée dans les bras enveloppants de la quinquagénaire. Les poings serrés, le corps recroquevillé, les yeux clos. Et puis l’inespéré est arrivé. En catimini, comme toujours. « Elle ne réclamait pas son biberon, se souvient la professionnelle, restait dans son parc sans bouger, ne manifestait rien. » Ou presque.
Car chaque soir, exactement à la même heure, Mila sort de sa léthargie et hurle à pleins poumons 45 minutes d’affilée. Alors, chaque soir, Isabelle la glisse contre elle dans un porte-bébé et déambule dans le jardin de la maison bordelaise où elle accueille aussi deux adolescents. Sans jamais s’interrompre, Isabelle marche, Isabelle cajole, Isabelle parle. « Je lui caressais le dos, lui racontais pourquoi elle était là, ce qu’avait dit la juge, ce qui s’était passé dans la journée, raconte-t-elle. Cela l’apaisait. Pendant trois ans, elle a dormi dans notre chambre : je lui tenais la main toute la nuit à travers les barreaux du lit. » Elle est comme ça, Isabelle. Pas du genre à se décourager. Calme et déterminée à la fois. Un mètre soixante de volonté de fer et de persévérance.
Il faut dire qu’en 22 ans à héberger, en tant que relais ou famille d’accueil permanente, une vingtaine de mineurs aux parcours cabossés, elle a eu le temps de se forger des nerfs solides. Il y a eu, parmi d’autres, Rose et ses scarifications, Lou et ses fugues, Quentin, accueilli à la suite d’une présomption d’abus sexuel, Eva qui, à son arrivée, reproduisait à longueur de journée le même geste avec quatre de ses doigts, Lena, qui s’endormait en se tapant la tête contre le mur. Tous marqués, au corps ou à l’âme, des stigmates laissés par les manquements de leurs parents.
Un sacerdoce, sans rapport avec l’image idéalisée que cette mère de trois jeunes enfants a en tête lorsqu’elle profite en 2001 de la mutation de son mari à Bordeaux pour devenir famille d’accueil. A tâtons et à l’instinct. Car personne n’a jugé bon de l’informer de la nature de ce qui est à peine considéré à l’époque comme un métier.
C’est que l’assistante familiale a vécu le monde d’avant. Celui des « familles d’accueil » livrées à elles-mêmes, sans aide ni considération. Celui où on attendait devant la porte que les réunions techniques se terminent pour être cantonnée à quelques questions d’ordre alimentaire ou de sommeil. Où les informations concernant les enfants étaient livrées au compte-goutte, au bon vouloir des éducateurs. Où il fallait attendre trois ans en moyenne (cinq pour Isabelle) avant d’obtenir 240 heures de formation facultative. Où les parents pouvaient visiter le lieu de vie de leur enfant et exercer leur droit de visite sur place. Où l’agrément consistait en la simple vérification d’un casier judiciaire vierge et d’une maison aux normes. Hors de question non plus d’envisager une aide psychologique ou un travail en équipe : « Nous étions la cinquième roue du carrosse. »
Preuve en est son premier accueil. C’est en rentrant de vacances qu’Isabelle apprend de la bouche d’un éducateur posté sur son perron qu’elle a obtenu son agrément et va recevoir un garçon de 3 ans la semaine suivante. Un mois plus tard, une fillette les rejoint. La quinqua se lance sans filet. S’informe auprès de ses pairs, rencontre des psychologues, consulte des ouvrages spécialisés. Guidée par un seul cap : être au plus près des besoins de ceux qu’elle accompagne. « Avec mon mari, nous avons la même vision éducative : poser un cadre aux enfants, tout en respectant leur individualité, leurs besoins, leurs envies, assure-t-elle. J’élève ces enfants comme j’ai élevé les miens. Avec parfois plus d’attention et de patience, car eux n’ont pas été sécurisés. »
Loin de l’éducation qu’elle a reçue. « On ne fait pas ce métier par hasard, note-t-elle. Quelque chose de notre histoire personnelle nous y rattache. Issue d’un milieu aisé, je suis la preuve vivante que l’argent ne fait pas le bonheur ! » Dans la famille de la petite Isabelle, la descendance est affaire de convention et l’éducation tient du dressage. Les enfants, qui ne croisent leurs parents qu’au dîner, n’y ont aucun droit. Pas même celui d’ouvrir la bouche. Ni de se faire lire une histoire ou « d’avoir un bisou du soir » : « Il m’a manqué le côté maternant, la bienveillance et l’affection. »
A l’inverse de ses parents, Isabelle s’investit. Pourtant, après qu’Anna, jeune fille dont elle s’occupe, a provoqué un incendie dans la maison familiale, inconcevable pour elle d’accueillir des adolescents pour un temps. Justement, sa référente souhaite lui confier un bébé : Mila. Un défi inédit. « Quand on accueille un enfant, on s’adapte à ses demandes et ses besoins, explique-t-elle. Avec un bébé, on ne peut pas mettre de distance : il a besoin d’être porté, regardé, aimé à 300 %. Comme il ne verbalise pas, il est difficile de déchiffrer ses demandes. »
L’obtention de son DEAF (diplôme d’Etat d’assistant familial), qui lui permet de prendre un recul nécessaire, et surtout la formation à la théorie de l’attachement arrivent à point nommé. « Cela m’a permis de changer radicalement de regard. Un bébé n’arrive pas sans bagage, il a une histoire in utero, pendant laquelle sa mère a pu être violentée, s’être droguée, prostituée. Il peut avoir été porté mais pas voulu, désiré mais délaissé. »
A l’image de Mila. Lorsque l’assistante familiale la rencontre, le bébé d’un mois est posé au bord des genoux de sa mère. Sa tête et ses jambes pendent dans le vide. Accaparée par son téléphone, la jeune fille de 15 ans est dans l’incapacité de prendre soin de sa fille. Son seul geste : lui donner en deuxième prénom celui de sa sœur aînée, décédée une heure après son accouchement en urgence provoqué par les coups de leur père sur leur mère.
Sans son initiation à la notion d’« attachement », Isabelle en est persuadée, elle n’aurait pas pris soin correctement de Pablo, deuxième bébé accueilli, âgé de 9 mois et pesant 6 kilos à son arrivée à l’hôpital, inerte et purulent. Ni pu obtenir de tels progrès de Milena, la petite dernière, ancien bébé secoué aux séquelles multiples. « Grâce à elle, j’ai compris que les colères et l’agitation de Pablo n’étaient pas des caprices mais la manifestation d’une insécurité, que Milena n’avait pas besoin d’être plainte mais encouragée, que Mila n’était pas autiste, mais s’était faite toute petite pour ne pas déranger. »
Maman pour les uns, Nana pour les autres, Isabelle pour certains, quelle que soit la place que lui donnent ses protégés, une chose est sûre : comme le lui a enseigné la théorie de l’attachement, Isabelle fait en sorte d’incarner « le porte-avion sur lequel se posent les enfants régulièrement pour se sécuriser avant de s’envoler ». Sans jamais se ménager. « Quand un enfant est en jeu, Isabelle fonce, estime Marie-José, son binôme de toujours. Impliquée à 200 %, elle ne lève jamais le pied. »
Pas question pour autant de faire cavalier seul. Elle qui a connu l’isolement des familles d’accueil sait les bienfaits de la collégialité. Au point d’être devenue assistante familiale ressource : « J’avais besoin de transmettre. » Résultat, non contente de jongler entre l’éducation, les repas, les devoirs, les innombrables rendez-vous médicaux, scolaires ou judiciaires, les réunions d’équipe et autres visites médiatisées et regroupements de fratries, Isabelle s’engage pleinement dans cette mission. Participe aux groupes de réflexion du département sur la protection de l’enfance, aux évaluations des aspirants assistants familiaux, à leur formation et leur information, aux opérations de promotion de son métier. Monte au créneau pour relayer leurs revendications, leur explique inlassablement les changements législatifs et organisationnels, fournit équipement, conseil et soutien.
Pédagogue attentive et infatigable, hotline quasi permanente en cas de besoin – comme en témoigne la valse incessante de textos qu’elle reçoit – qui jamais ne se départit de son calme olympien, de son optimisme ni de son humour. Se plaindre de son sort, très peu pour elle. Le déchirement des fins d’accueil, les nuits blanches passées à s’inquiéter, les blessures d’avoir échoué à aider pleinement sont surmontées par sa seule obsession : accompagner ses protégés dans les épreuves qu’ils rencontrent. Y compris après leur départ. « L’un m’appelle pour que je lui dise comment cuisiner un poulet à son amie, l’autre pour que je l’accompagne quand il ouvrira le dossier sur ses origines : ils savent que je serai toujours là. » « Mère de cœur » à perpétuité.
Créé par le département de la Gironde en 2007, l’assistant familial ressource (AFR) illustre, selon Marie-Claude Agullana, vice-présidente chargée de la protection de l’enfance, la « volonté de professionnaliser et de soutenir les assistants familiaux, qui constituent des agents à part entière du département ». Les 21 AFR encadrent les 680 assistants familiaux qui accueillent 1 100 enfants parmi les 5 560 suivis par l’aide sociale à l’enfance dans la circonscription. Leurs principales missions : éviter l’isolement en favorisant les échanges entre pairs, soutenir et informer, faire le lien avec la collectivité et promouvoir le métier.
(1) Les prénoms ont été changés.