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Penser ensemble précarité et parentalité

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Alors que la part des enfants vivant sous le seuil de pauvreté a augmenté en France ces quinze dernières années, des équipes de travailleurs sociaux interrogent leurs pratiques et développent une expertise sur l’accompagnement des parents en situation de précarité.

Qu’est-ce que la précarité génère pour les familles ? Comment accompagner au mieux les parents en difficultés socio-économiques ? C’est en partant de la demande de travailleurs sociaux, mais aussi de professionnels de santé et d’agents des collectivités, de plus en plus confrontés à des situations de précarité chez les familles, que la mission régionale d’information sur l’exclusion (MRIE) a commencé à réaliser des travaux sur la question. Le 1er décembre, cette association qui produit de la connaissance sur les situations de grande exclusion organisait une formation centrée sur la parentalité pour apporter des pistes de réflexion et des outils.

En 2022, plus de 42 000 enfants sont privés d’un logement et grandissent dans des hébergements d’urgence, des abris de fortune ou dans la rue d’après la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et l’Unicef. La précarité a augmenté depuis 2008, avec plus de 600 000 enfants supplémentaires vivant sous le seuil de pauvreté en France, pour atteindre près de 3 millions aujourd’hui, soit un enfant sur cinq.

« Depuis le plan pauvreté de 2018, on sait qu’il y a beaucoup d’actions qui se sont déployées ou renforcées sur l’enjeu de la pauvreté des enfants, estime Elisa Herman, chargée de mission à la MRIE et chercheuse en sociologie. Face à une reproduction de la pauvreté qui est très forte dans le pays, il faut pouvoir soutenir un maximum les familles, mieux les accompagner notamment sur le travail éducatif et lutter contre la précarité. Mais il faut aussi donner les moyens aux professionnels de comprendre ce que signifie élever un enfant dans la précarité, pour que les personnes ne se sentent pas jugées et incomprises. »

En 2022, son équipe a travaillé avec un centre d’hébergement pour femmes seules avec enfants de moins de 3 ans. « Les professionnels nous disaient qu’ils avaient le sentiment de difficultés de compréhension réciproques avec les parents accueillis, explique-t-elle. Nous leur avons proposé une démarche de croisement de regards, inspirée de ce que fait ATD quart monde avec le croisement des savoirs. »

Croiser les regards

Le travail, axé sur les questions de représentations, a été réalisé en trois étapes : en identifiant d’abord les représentations de ce qu’est être parent du point de vue des professionnels, puis du point de vue des mères, en s’interrogeant aussi sur le fait d’être parent en centre d’hébergement. Les regards ont été croisés dans un troisième temps, pour que les mères hébergées et les professionnels entendent ce que l’autre groupe a construit séparément. « Cela a permis d’identifier certains blocages », souligne Elisa Herman.

« Les familles considéraient par exemple qu’être parents, c’était aussi pouvoir mobiliser l’entourage pour les anniversaires, les temps du quotidien, et donc ouvrir davantage le centre d’hébergement, détaille la sociologue. Nous avons donc travaillé dessus : comment ouvrir le centre ? à qui ? à quel moment ? etc. » Si les équipes pouvaient avoir conscience de ce besoin, et des liens au dehors, elles avaient dans le même temps des représentations de la parentalité davantage concentrées sur le couple de parents, qui prend des décisions à l’intérieur de la famille nucléaire, et qui délègue des tâches de garde ou de ménage : « Les familles en situation de précarité doivent au contraire tout assumer toutes seules, et ont conscience que leurs enfants ont besoin de liens avec des personnes extérieures, les oncles, les amis proches, etc. » Alors que ces questions de représentations de la parentalité restent souvent à la lisière des analyses de pratiques, la formation de la MRIE y consacre un temps pour permettre aux participants de s’interroger, prendre du recul, et confronter leurs propres représentations à celles des personnes accueillies.

« Les travaux d’ATD quart monde et de l’université d’Oxford ont permis de faire ressortir huit dimensions constitutives de la précarité : avoir des compétences sociales qui sont niées, être toujours définis par ce que vous n’avez pas, etc., assure Elisa Herman. Poser ces constats, cela permet de mettre en place une posture professionnelle où l’on va chercher à mettre en valeur les compétences des personnes. »

Si en 2016 la MRIE notait dans son rapport annuel l’absence de données sur les conditions de vie des familles dans certains dossiers de la protection de l’enfance, ces éléments sont davantage pris en compte aujourd’hui. L’association a coconstruit avec l’Ifra, organisme de formation et entreprise de l’économie sociale et solidaire, un webinaire sur l’accueil des familles en situation de précarité destiné aux professionnels de la petite enfance, et travaillé avec le CCAS (centre communal d’action sociale) de Grenoble sur ces mêmes enjeux. « On peut dire que dans le domaine de la petite enfance nous voyons une vraie progression de cet enjeu, indique Delphine Pardini, directrice de la MRIE. Une prise en compte d’autant plus importante quand on sait que l’accueil des enfants dans les structures collectives permet aussi de réduire les inégalités. »

Un espace de parole pour les parents

Pour Estelle Charrier, cheffe du service de prévention enfance et parentalité de l’association Emergence-s à Rouen, travailler sur les questions de précarité et de parentalité exige une réflexion particulière pour les professionnels : « On vient interroger l’intime, avec les enjeux aussi d’interculturalité, de vulnérabilités. Cela nous oblige à réfléchir sur nos postures professionnelles. » Parce qu’elle se sentait démunie face aux familles accueillies dans le cadre de son dispositif de mise à l’abri de trois jours, son équipe a développé un outil de recueil d’informations pour repérer de façon précoce d’éventuels troubles du développement du lien de l’attachement.

Depuis janvier 2023, l’association propose une formation aux professionnels de la région de Normandie autour de cet outil, afin de mettre en œuvre, au cours de l’entretien, un espace de parole pour les parents. « Quand on traverse des situations de crise, quand on vit un exil, des violences intrafamiliales, ou des difficultés socio-économiques, cela décentre des préoccupations parentales, détaille Estelle Charrier. L’urgence est de se protéger, se mettre à l’abri, avoir de quoi manger. De ce fait, en tant que professionnels, on peut facilement oublier de poser la question de la parentalité. » Cet outil permet ainsi aux parents de se recentrer sur leur rôle et se réinterroger sur ce qu’ils ressentent ou sur ce dont ils auraient besoin. « Beaucoup de familles nous disent que cela faisait longtemps qu’elles n’avaient pas parlé de leur enfant, poursuit-elle. On voit aussi un changement de posture : en sortant de ces entretiens, elles ont les épaules plus ouvertes, le port de tête plus droit, elles retrouvent de la dignité et de l’estime de soi, en se sentant validé dans le rôle de parent. »

A Bordeaux, la maison des familles s’est également donnée pour objectif de soutenir le parent et lui offrir un lieu de répit en journée. Près de 80 % des bénéficiaires de cet espace de vie sociale destiné aux parents – porté dans différentes villes par plusieurs associations dont les Apprentis d’Auteuil, le Secours catholique et ATD quart monde – sont dans une grande précarité d’hébergement. Ils sont à la rue, en situation de mal logement ou en hôtel. « Les familles sont souvent isolées, loin du pays d’origine, sans proches à proximité. Elles vivent avec le sentiment de solitude, mais aussi de ne pas être à la hauteur », décrit Karine Schoumaker, directrice de la structure.

En réponse, la maison des familles se veut être un lieu où elles peuvent s’appuyer sur le collectif et se soutenir mutuellement afin de tisser des liens entre elles : « On a voulu partir de ce que les parents pouvaient apporter au collectif. On les encourage à confier leurs enfants à d’autres parents – quitte à ce que l’on garde un œil dessus. Cela leur permet de se faire confiance, comme quand on est voisin, et cela change le regard aussi sur la façon dont on accompagne ce public. » Depuis huit ans, son équipe de travailleuses sociales et de bénévoles s’ajustent aux idées des ateliers et propositions des parents pour co-construire un espace qui leur appartient. « Cela nous apprend le lâcher-prise, sourit Karine Schoumaker. En dehors de l’atelier de prévention bucco-dentaire, toutes nos activités émanent des demandes des familles. On a tendance à l’oublier et à penser à leur place, mais elles font très bien toutes seules l’analyse de ce qu’elles n’ont pas, et arrivent avec des idées et des solutions. »

L’équipe participe régulièrement aux rencontres « comité de pratique et de savoir » qui rassemblent les autres maisons des familles au niveau national, auxquelles salariés, bénévoles et parents peuvent être conviés. « Ce qui nous permet, selon la thématique abordée (vulnérabilité, burn-out, place des familles dans les conseils d’administration), de bénéficier de leur expertise et de faire évoluer nos postures. »

Paroles de pros

« L’urgence est de se protéger, se mettre à l’abri, avoir de quoi manger. De ce fait, en tant que professionnels, on peut facilement oublier de poser la question de la parentalité. »

Estelle Charrier, cheffe du service de prévention enfance et parentalité de l’association Emergence-s.

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