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« Les travailleurs sociaux portent la mauvaise conscience du système »

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Professeur en philosophie et chercheur associé à l’université de La Réunion, Philippe Merlier décortique les enjeux éthiques qui traversent actuellement de nombreux professionnels de l’hébergement d’urgence.
De plus en plus de professionnels parlent de « tri » des publics en fonction de critères de vulnérabilité. Sur le plan éthique qu’est-ce que cela traduit ?

Les travailleurs sociaux qui exercent en centre d’hébergement d’urgence se retrouvent face à des dilemmes éthiques parfois cornéliens. Dans certaines villes, par exemple, le 115 refuse systématiquement l’hébergement pour les hommes. Les femmes avec enfants et les femmes victimes de violences sont prises en priorité. Cela se comprend, mais le problème est qu’il y a également des hommes très fragiles. Un éducateur en CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] m’a rapporté qu’un jeune homme de 20 ans, homosexuel, avait été exclu de chez lui par ses parents. Il ne pouvait être hébergé dans la structure car les conditions présentées n’étaient pas jugées suffisantes. Mais, en réalité, sa situation représentait un danger. L’éducateur a finalement pu l’héberger en tant que victime de violences. Il existe des critères de vulnérabilité flous, tacites, qui ne sont pas clairement exposés. Les politiques se déchargent sur les travailleurs sociaux qui doivent porter la mauvaise conscience du système. Ce tri est un crève-cœur pour les professionnels. L’absence de véritable politique sociale et de vision à long terme pour lutter contre la grande pauvreté engendrent, en bout de course, des choix impossibles sur le terrain. Je crois qu’on se déculpabilise avec des critères fallacieux, trompeurs et arbitraires, alors que chaque situation est singulière.

Un des arguments avancés est de devoir « fluidifier le parc saturé »…

Parler de fluidité, de saturation et de flux alors que nous avons affaire à des personnes me choque. Dès que j’entends ces mots-là, j’entends l’éthique mise à mal. Les vies d’êtres humains ne s’organisent pas en termes de parc et de fluidité. Ce vocabulaire m’évoque du liquide ou de la matière. Les mots ne sont jamais innocents, ils abritent des idées. Derrière ce vocabulaire issu du management, nous comprenons que les préoccupations des services de l’Etat relèvent de la politique et de l’économie. Il n’y a rien d’éthique dans tout cela.

Par le passé, ce type de dilemmes s’est-il déjà posé dans le secteur ?

Cela n’a pas toujours eu lieu avec la même importance dans le champ de l’hébergement d’urgence. Lors de la création du 115, il y a presque 30 ans, tous les appelants obtenaient une réponse positive. Il y a eu certains abus au démarrage. Des personnes appelaient pour bénéficier de nuits d’hôtel gratuites quand elles étaient de passage dans une ville. Pour que les places de CHRS ne soient pas occupées par des gens qui n’en avaient pas besoin, des filtres ont été mis en place. Depuis, les budgets ont explosé et au fur et à mesure ce filtrage est devenu injuste.

Faire des choix, en fonction des profils, pour diriger telle personne vers tel ou tel dispositif, n’est-il pas inhérent au travail social ?

L’essence du travail social est de corriger les in­égalités de naissance ou de conditions. Sa mission est, tant que faire se peut, de favoriser un retour vers l’autonomie des personnes exclues, puis de les réinsérer dans la société. Le tri crée de nouveaux exclus au lieu d’inclure les personnes qui le sont déjà. Evidemment, chaque fois, il s’agit d’adapter l’accompagnement, de le personnaliser. Mais pas de trier.

Avec le Covid-19, la question du « tri » des patients à l’entrée des services de réanimation a été soulevée. Peut-on faire un rapprochement avec le secteur social ?

En réalité, le sujet du « tri » est un vieux dilemme qui s’est posé dès les premières grandes réflexions sur l’éthique après la Seconde Guerre mondiale. Déjà à l’époque, deux écoles se faisaient face : l’éthique déontologique et l’éthique utilitariste. L’éthique déontologique, issue d’Emmanuel Kant, favorise l’autonomie et considère que les personnes ont une égale dignité. C’est ma position. Les éthiques de l’utilitarisme estiment, quant à elles, que l’action est morale si elle conduit au bonheur du plus grand nombre de personnes. Il existe ainsi toute une arithmétique des plaisirs et des peines, ainsi que des réflexions autour de la balance risques/bénéfices. Au départ, cette problématique est apparue pour les greffes d’organes : à qui donner un greffon quand deux patients en avaient un besoin vital ? Pour schématiser, l’éthique utilitariste considère, s’il est nécessaire de choisir entre un jeune PDG et un vieillard, qu’il faut privilégier le premier, car on se tourne alors vers l’avenir. Le jeune PDG sera plus utile à la société que le vieillard. L’éthique déontologique, elle, n’opère pas de tri entre les personnes, mais peut établir des critères selon l’urgence et la nécessité. Que le secteur social parle désormais de « tri » exprime bien l’obsession de notre temps à ne voir de valeur et de sens que dans l’utilitarisme. C’est là une grave erreur philosophique. Considérer que seules les personnes qui ont une utilité sociale ont de la valeur, c’est proprement intolérable. La conception utilitariste établie dans notre société est inadmissible sur le plan moral et éthique.

Les sas de desserrement mis en place cette année impliquent pour les publics des départs rapides dans d’autres régions, avec une prise en charge assurée de quelques semaines seulement. Comment les professionnels peuvent-ils accompagner au mieux dans ce contexte ?

Ces sas représentent une solution de gestionnaire, certainement pas une solution sociale. Il s’agit d’un simple déplacement du problème pour des questions de visibilité politique. Ces dispositifs s’adressent principalement aux personnes sans attaches locales, il s’agit donc de disséminer la misère. D’un côté, les professionnels qui envoient ces personnes dans les sas ont souvent l’impression de s’en débarrasser. De l’autre, ceux qui les reçoivent doivent évidemment reprendre toutes les démarches à la base. Je recommande, autour de ces enjeux, le texte du philosophe Jacques Derrida, issu de son séminaire de 1995. Il y questionne ce qu’est la véritable hospitalité. Il y a trente déjà, il montrait de quelle manière les intérêts politiques et économiques prévalent sur l’aspect juridique en matière d’accueil. Ce fonctionnement n’a en réalité rien à voir avec de l’hospitalité.

Le tribunal administratif de Toulouse a récemment rejeté le recours de plusieurs associations contre la fin de l’hébergement d’urgence de personnes à l’hôtel décidée par le préfet de Haute-Garonne. Que représente ce type d’actions en justice ?

Je trouve intéressant que des associations saisissent la justice pour ce genre d’affaires. C’est une forme de compensation par le courage. Ces acteurs ont le cran de saisir la justice, là où le politique n’a pas le courage d’assumer une véritable ambition sociale. Ensuite, c’est évidemment au système judiciaire de décider. Il est important de garder à l’esprit que le rôle de la justice est d’abord de séparer, alors que celui du travail social est de relier. La justice sépare par exemple l’individu de son milieu toxique ou de la société quand il risque de lui nuire. Et ces séparations s’opèrent au regard des actes passés. Le travail social, lui, relie et se trouve du côté de l’avenir. Les deux sont très complémentaires et l’action présente joue le rôle de trait d’union entre les deux.

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