Populaires, prioritaires (appelons-les comme on veut), peuplés de personnes impopulaires devenant prioritaires dans les médias uniquement quand l’actualité s’embrase, nos quartiers sont en deuil. La mort violente du jeune Nahel, en juin dernier, a mis en exergue l’extinction lente des espoirs de cohésion sociale. Car il s’agit bien de faire le deuil de cette espérance, de cette absence de perspectives et de ces sempiternelles mécaniques d’exclusion dont souffre la France des quartiers.
Il peut alors être entendu que les événements de protestation qualifiés d’émeutes se muent en réponses préférentielles. Les acteurs de la prévention spécialisée sont rompus à ces types de conduite et en connaissent les motivations majeures. La lecture posée sur ces comportements par les éducateurs de rue et intervenants sociaux oscille entre renversement du stigmate, affirmation d’une identité à prendre en compte, revêtant inconsciemment une forme d’automutilation, en retournant la violence contre l’agresseur, dans la débordante énergie d’un désespoir qui n’attend que d’être canalisée.
Si le politique se montre assez habile pour saisir la balle au bond et manier les effets d’annonce au travers de déclarations médiatiques, les lignes éditoriales orientées surfent, elles aussi, sur la vague. On ne peut que regretter qu’il n’en soit pas toujours de même s’agissant de la prévention spécialisée, corps qui, historiquement, a toujours pâti de ne pas communiquer sur les standards attendus, pourtant pétri de bonne volonté mais empreint d’une certaine forme de maladresse, à deux doigts parfois de faire le jeu des précédents cités.
Dans le courant de ces actualités, tribunes, billets et articles fleurissent, dressant des constats, pointant des dérives, des manquements, listant des besoins… Faisant ainsi état d’un sentiment d’impuissance et d’un épuisement réels à ne pas balayer d’un revers de la main, mais qui ne plaident pas forcément en sa faveur. Repris par les élus locaux et autres financeurs publics, ce type de propos ne serait-il pas en train de précipiter la fin d’un modèle, de donner du grain à moudre à l’idéologie répressive qui ne cesse de gagner du terrain ? Alors que les professionnels et les bénévoles investis, agissant au sein des quartiers, sont attachés à des valeurs humanistes, chevillés à des principes de solidarité, se veulent garants et défenseurs d’une approche éducative primant sur le punitif, répandre ainsi un mélange de diatribes et de complaintes ne reviendrait-il pas à jouer dangereusement avec le feu ?
Dénoncer un manque de moyens et reprocher aux responsables politiques de ne pas remplir leurs obligations sans apporter de pistes de réflexion ni impulser une quelconque dynamique comporte le risque d’élargir la fracture et de signer l’arrêt de mort de la prévention spécialisée, en actant le fait que ce n’est plus un mode d’intervention adapté à l’ampleur des phénomènes sociaux observables. Réclamer des réponses ou exiger des solutions sans en être à l’initiative revient à attendre que ça tombe du ciel ou que ça vienne d’en haut.
A l’heure d’une volonté de démantèlement silencieux des structures de prévention spécialisée et des associations trop militantes… il est difficilement imaginable que les solutions attendues soient alignées avec la philosophie de la prévention spécialisée.
C’est pourquoi le discours qu’il conviendrait de tenir gagnerait à être nuancé. Laisser entendre une forme de désengagement de l’Etat à l’égard des quartiers dits « prioritaires », du milieu associatif ou encore des obligations inhérentes aux textes de lois qu’il a ratifié est on ne peut plus nécessaire. Prétendre manquer de moyens n’est en revanche pas totalement exact. Certes, le baromètre financier est à mille lieux de se situer au beau fixe mais les ressources à mobiliser sont avant tout d’ordre humain, temporel, matériel, intellectuel… Matières brutes et précieuses dont les quartiers populaires regorgent.
La créativité et la force de proposition font partie des qualités requises dans ce champ d’intervention. De plus en plus, nous aurons affaire à de jeunes travailleurs sociaux en passe d’être, selon le sociologue Daniel Verba, « aussi paupérisés que leurs usagers » et issus de contextes qui enseignent à faire bien plus avec très peu. Il va de soi que le travail social ne pourra pas faire l’impasse d’une revalorisation salariale et de davantage de reconnaissance. Cependant, il est possible de puiser dans la situation actuelle de ceux qui seront demain sur le terrain, une force : celle de la dimension collective pour s’extirper de situations problématiques que les personnes elles-mêmes connaissent mieux que quiconque.
L’absence ou le manque de lien social qui affecterait le quotidien des habitants des quartiers est souvent pointé, sans pour autant qu’il soit un réel besoin éprouvé. Les interactions avec le voisinage, les pairs, les habitants… font partie de la vie de cette population, témoignant d’un lien social existant au quotidien. Le véritable chaînon manquant serait davantage à chercher du côté d’une rupture avec les pouvoirs et services publics, d’un éloignement du droit commun, comme l’indiquent les chiffres du non-recours à certaines prestations.
Attendre la commande publique comme un remède serait nier la capacité d’action des premiers concernés et ne pas reconnaître leur légitimité d’experts dans la prise en compte des situations vécues. « Se donner les moyens », n’est pas seulement une question pécuniaire. La prévention spécialisée possède l’avantage d’être au contact direct et permanent de cette richesse, il lui revient donc d’impulser une dynamique qui tende à en finir avec l’encastrement des personnes dans des directives d’appels à projets par adaptation aux exigences de financeurs. Le temps est venu de renverser la table des négociations avant d’y convier d’égal à égal les différentes parties.
Le renouveau des actions de prévention devra-t-il faire l’économie d’une volonté de sortir du tokenisme, en assumant le fait que le cadre d’intervention puisse échapper au travailleur social, alors qu’il met parfois plusieurs années à le maîtriser ? Serait-il acceptable de sortir des carcans méthodologiques habituels, des fonctionnements ancrés, des fondements et des pratiques coulés dans le béton, des enseignements immuables, des savoir-faire conventionnels ? Etablir un inventaire des forces en vigueur, des talents, des volontés, des compétences, trouver un canal commun de convergence où chacun à un rôle à jouer, réduire la dichotomie des statuts ou encore sortir des schémas de coopération symbolique apparaissent comme nécessaires avant de formuler des propositions concrètes et passent par une raisonnable perte de contrôle des contextes usités de longue date.
Une telle philosophie, avec une vocation à aboutir sur un véritable contrôle citoyen, ne peut pas fonctionner en ne se cantonnant qu’à des actions auprès des habitants, c’est tout un ensemble de facteurs et de dimensions interdépendantes sur lesquelles il est crucial d’agir : un changement qui doit s’opérer de concert auprès du peuple, de l’Etat, des institutions, des travailleurs sociaux, du territoire.
Tout ceci induit également un enjeu de taille : redéfinir ce que sera la formation des travailleurs sociaux de demain, tout autant qu’il sera nécessaire de sensibiliser les élus, les administrateurs des structures ou encore les policiers et les acteurs de l’Education nationale aux questions sociétales. Capter les forces, faire émerger des dynamiques, centraliser les initiatives, mettre de l’huile dans les rouages partenariaux, développer les formes de coopération, ne plus porter les projets mais être en mesure de seulement les impulser, savoir repérer le moment où il est utile de s’en retirer… Voilà peut-être vers quoi les futurs éducateurs de rue vont s’orienter, si l’on souhaite donner aux habitants les clés d’une prise de conscience de leur pouvoir d’agir.
La mutualisation de moyens, pratique déjà courante de nos jours de par les circonstances budgétaires régulièrement évoquées, atteindra peut-être certaines limites, qu’il serait imaginable de repousser en repensant l’opérationnalité territoriale. Lier les différents acteurs associatifs, les champs, les disciplines peut passer par l’hybridation de structures (ex. : prévention spécialisée et éducation populaire), la création de cellules (ex. : « aller vers ») au sein desquels des salariés de différentes entités (publiques, associatives, municipales, libérales, privées, institutionnelles, commerciales) et des bénévoles se focaliseraient sur un même axe, avec des approches variées et des niveaux d’expertise divers.
Pour que de telles manœuvres se concrétisent, il faut tenir compte des différences de temporalite, qui pourraient constituer un écueil. S’il est exact que la rapidité et le mouvement permanent marquent notre époque, il est important de cerner les mécanismes de l’engagement à court terme, du militantisme coup de poing avec lesquels il est bien entendu question de composer également. Il devient extrêmement complexe dans un tel contexte de prôner la patience, d’expliquer que reculer pour mieux sauter n’est pas une régression.
A défaut de tomber dans le piège de trouver des solutions, le discours tenu ici a pour ambition de donner des pistes à l’imagination. Rien de nouveau à dire qu’il est vital d’innover.