Recevoir la newsletter

Maltraitance sur personnes vulnérables : un enjeu de qualification

Article réservé aux abonnés

Les établissements et services médico-sociaux ont l’obligation de signaler aux autorités toute situation de maltraitance envers les personnes accueillies. Si la loi du 7 février 2022 a donné une nouvelle définition de la maltraitance, il est parfois difficile de qualifier certains dysfonctionnements dans la prise en charge de personnes vulnérables : maltraitance ou accident ? Illustration au travers de décisions de justice en la matière.

L’article 30 de la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement (dite loi « ASV ») a créé au sein du code de l’action sociale et des familles (CASF) un article L. 331-8-1 élevant au rang législatif l’obligation de signalement prévue par la circulaire du 20 février 2014 relative au renforcement de la lutte contre la maltraitance et au développement de la bientraitance des personnes âgées et des personnes handicapées dans les établissements et services médico-sociaux (ESMS) relevant de la compétence des agences régionales de santé (ARS). Aux termes de cet article, les « établissements et services et les lieux de vie et d’accueil informent sans délai », dans les conditions prévues aux articles R. 331-8 à R. 331-10 du CASF, leurs autorités de tutelle, « de tout dysfonctionnement grave dans leur gestion ou leur organisation susceptible d’affecter la prise en charge des usagers, leur accompagnement ou le respect de leurs droits et de tout événement ayant pour effet de menacer ou de compromettre la santé, la sécurité ou le bien-être physique ou moral des personnes prises en charge ou accompagnées ».

L’arrêté du 28 décembre 2016 a précisé le dispositif en dressant la liste des dysfonctionnements graves et des événements dont les autorités administratives compétentes doivent être informées et le contenu de cette information. Dans son annexe, il mentionne à titre d’exemple, parmi les « accident[s] ou incident[s] lié[s] à une erreur ou à un défaut de soin ou de surveillance », la commission d’une erreur dans la distribution de médicaments, la délivrance d’un traitement inadapté, un retard dans la prise en charge ou le traitement apporté.

Or une erreur dans la distribution de médicaments par des personnels non habilités survenant dans un contexte de dysfonctionnement d’un Ehpad (aides-soignantes non titulaires du diplôme d’Etat requis, recours important à un personnel intérimaire, manque de personnel) peut-elle à juste titre être qualifiée d’accident ?

Lorsque les besoins actionnariaux déterminent l’organisation des soins, c’est la dichotomie entre maltraitance et accident qui doit être repensée.

Le contentieux prud’hommal documente les conditions de travail dans les ESMS et, au travers d’elles, les circonstances de la survenance des événements indésirables graves associés aux soins (EIGS). L’étude de ce contentieux fait apparaître qu’en rapportant la maltraitance au contexte général qui l’a produite, le juge fait obstacle à ce que l’employeur individualise une affaire qui trouve sa cause dans des anomalies structurelles. Par ailleurs, certains événements, quoique qualifiés d’accidents, s’apparentent davantage à de la maltraitance une fois établie leur généalogie matérielle. Si la notion d’accident sert parfois à faire diversion, se pose alors la question du recours à la qualification juridique comme instrument d’exclusion de la maltraitance.

I. La qualification de la maltraitance

Si la qualification de la maltraitance a une origine privée, son influence sur le droit positif n’a été possible que par l’action du juge. Dans le champ médico-social, la maltraitance constitue un manquement à une obligation résultant du contrat de travail. Elle est communément présentée comme un fait personnel, les qualités de l’employé n’ayant pas correspondu aux compétences requises pour l’emploi occupé. Cependant, la maltraitance procède le plus souvent d’un problème structurel.

A. Des contours juridiquement définis

Le concept de maltraitance synthétise des faits matériels. Sa définition juridique suit les élargissements notionnels issus du travail social.

1. Du discours ordinaire…

La maltraitance est une notion didactique : elle est apparue dans la pratique des professionnels du champ social avant d’entrer dans les dictionnaires usuels au début des années 1990.

Pour les linguistes, la maltraitance va plus loin que les mauvais traitements. Elle suppose une régularité, une durée dans la violence et s’applique aux êtres sans défense (enfants, personnes âgées, personnes en situation de handicap, animaux).

Cette définition usuelle de la maltraitance diffère de son sens juridique. Si le juge reconnaît une proximité entre les notions de maltraitance et de mauvais traitements, il considère cependant qu’il existe une différence entre ces deux notions. Seuls les faits « qui, s’ils étaient établis, seraient de nature à caractériser des infractions pénales » (Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-41.075) permettent à l’auteur d’une dénonciation de bénéficier des dispositions de l’article L. 313-24 du CASF relatives à la protection des lanceurs d’alerte.

Le juge a ainsi retenu qu’un salarié qui avait saisi le procureur de la République de faits de maltraitance fondés sur la rupture de cinq contrats jeune majeur en 5 ans sur 115 jeunes pris en charge, ne pouvait se prévaloir des dispositions de cet article – et ce bien « que les ruptures litigieuses étaient intervenues de manière anticipée, à titre de mesure punitive et non en raison de ce que les personnes concernées ne remplissaient plus les conditions pour bénéficier d’une prise en charge » (Cass. soc., 21 juin 2018, n° 16-27.649).

Cette application a également été refusée à un salarié qui avait dénoncé les décisions de placement et d’investigation prises par le juge des enfants et les modalités du droit de visite qui y étaient prévues – nonobstant le fait que celui-ci avait souligné que la décision de placement du mineur « méconnaissait ses droits et libertés et lui causait une souffrance » (Cass. soc., 4 octobre 2023, n° 22-12.339).

La maltraitance est une notion issue du travail social que le droit n’a fait qu’enregistrer.

2. … à la définition d’une qualification juridique

La qualification consiste à nommer juridiquement un fait pour l’intégrer à une catégorie juridique préexistante, cette dernière indiquant les règles applicables. Si la maltraitance a une réalité objective, seul l’atteste l’acte verbal. Postérieure au fait, la qualification ne crée pas la maltraitance mais lui donne une existence juridique.

a) Les textes de référence

i. Le Conseil de l’Europe

En 1987, le Conseil de l’Europe définit la maltraitance comme « tout acte ou omission commis par une personne, s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre personne ou compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière ».

En 1992, il complète cette définition par une classification des actes de maltraitance selon plusieurs catégories : violences physiques, violences psychiques ou morales, violences matérielles ou financières, violences médicales ou médicamenteuses, négligences actives ou passives, privation ou violation de droits.

En l’absence d’intervention du législateur, le juge a procédé à la qualification de maltraitance des faits reprochés soit en puisant dans le « déjà-nommé » par le discours ordinaire – c’est-à-dire sans viser les travaux du Conseil de l’Europe –, soit en se fondant expressément sur ces derniers.

Illustration (CA Agen, ch. soc., 8 janvier 2013, n° 12/00335) :

→ le magistrat a considéré que constituait une violence au sens du Conseil de l’Europe – soit « un soin brusque sans information ou préparation » – le fait, pour une aide-soignante diplômée travaillant dans une unité hébergeant des personnes dépendantes, de caler une résidente de façon brusque au fond d’un fauteuil sans la prévenir de ce geste (celle-ci ayant dit que cela lui avait fait mal) ;

→ dans le même sens, il a estimé que constituait une violence psychologique, au sens du Conseil de l’Europe, le fait, pour une telle professionnelle, de mettre dans le dos d’une résidente dépendante de la glace à la vanille, c’est-à-dire en agissant envers elle « avec absence de considération ».

ii. La Charte des droits et libertés de la personne accueillie

Dans certains cas, le juge s’est appuyé sur la Charte des droits et libertés de la personne accueillie pour retenir la qualification de maltraitance.

Il a ainsi été jugé constitutif d’un acte de maltraitance au regard de ce texte, le cas d’un aide médico-psychologique, titulaire d’un diplôme d’Etat, qui avait enfermé à clé une résidente d’une unité protégée afin qu’elle ne quitte pas sa chambre. L’état de cette personne ne lui permettant pas de tourner elle-même la molette, celle-ci est restée enfermée 15 minutes sans que le salarié n’ait prévenu personne – et sans qu’il soit possible de savoir combien de temps aurait duré l’enfermement si l’infirmière n’avait pas contrôlé les piluliers. D’autant plus que le salarié avait eu connaissance de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie (CA Lyon, ch. soc. B, 28 octobre 2022, n° 19/04016).

iii. La Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes

Dans le même sens, il a été jugé qu’au regard de la Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes, le fait, pour un agent de vie sociale, de ne pas respecter l’intimité d’une résidente en laissant le drap de lit découvert alors qu’elle était sur le bassin médical et de ne pas être intervenue pour calmer une collègue qui avait un comportement agressif à l’égard de celle-ci – une personne fragile et dépendante –, portait atteinte à sa dignité et constituait un acte de maltraitance.

iv. La Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance

Issu des travaux de cette commission, l’article 23 de la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants a créé au sein du code de l’action sociale et des familles un article L. 119-1 disposant que « la maltraitance (…) vise toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations. »

Une fois posée la matière théorique, il revient au juge de se prononcer sur les situations qui lui sont soumises.

b) Le contrôle du juge

Les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales constituent une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance. Le contrôle judiciaire est un processus en deux temps :

→ le juge se prononce sur la validité de la qualification par l’employeur des faits reprochés ;

→ ensuite, il apprécie la proportionnalité de la sanction disciplinaire appliquée au regard des faits ainsi que de l’ancienneté et de l’état de service de l’employé fautif.

La maltraitance consiste en un acte volontaire, positif ou négatif.

i. Un acte volontaire

La qualification de maltraitance a été écartée par le juge dans une espèce dans laquelle l’employeur avait procédé au licenciement pour faute grave d’une aide médico-psychologique, exerçant dans une maison d’accueil spécialisée, à laquelle il reprochait d’avoir, avec l’aide d’un de ses collègues, comprimé à plusieurs reprises les cuisses d’une résidente présentant une déficience mentale. Interrogée, la salariée avait expliqué que, la veille, avec son collègue, ils avaient serré à deux reprises, au-dessus du genou, les cuisses de la résidente qui s’était endormie devant la télévision, afin de la stimuler pour la réveiller. En l’espèce, le juge avait relevé que la salariée, tout comme son collègue, avait été relaxée par le juge de proximité des fins de la poursuite engagée à son encontre du chef de « blessures involontaires n’ayant pas entraîné d’incapacité ». Le juge avait également retenu que rien ne permettait de considérer que les difficultés pour marcher constatées chez cette résidente le lendemain des faits reprochés étaient en relation avec les hématomes constatés, celle-ci présentant habituellement des difficultés pour se mouvoir.

Au regard de ces éléments, le juge a considéré que, « si eu égard au handicap de cette résidente, et malgré les difficultés qui existaient pour communiquer avec elle, le comportement de la salariée devait être regardé comme inapproprié, il n’en demeurait pas moins un geste banal ne traduisant aucune violence particulière ». Et que, « par ailleurs, la franchise et la spontanéité avec lesquelles la salariée avait fait part de son geste ainsi que les témoignages unanimes du personnel de la maison d’accueil sur ses qualités professionnelles et son respect habituel pour les résidents excluaient tant l’acharnement invoqué par l’employeur dans la lettre de licenciement qu’une quelconque volonté de maltraitance à l’égard de la pensionnaire ». Au regard de ce fait isolé et exclusif de toute maltraitance, le juge a considéré que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse (CA Riom, 18 juin 2013, n° 11/02308).

ii. Un acte positif

La maltraitance prend couramment la forme d’un fait positif, c’est-à-dire un acte prohibé par la loi. Ont ainsi été jugés comme des comportements maltraitants et inacceptables au sein d’un établissement dans lequel les personnes accueillies, en situation de faiblesse eu égard à leur handicap, devaient particulièrement être protégées (CA Riom, ch. soc., 20 mars 2018, n° 17/00759) :

→ les agissements d’une aide-soignante qui avait jeté par la fenêtre les vêtements d’une résidente d’un foyer d’accueil médicalisé qui ne voulait pas s’habiller ;

→ le fait d’attraper et de secouer une autre résidente qui avait des difficultés à s’habiller du fait de sa pathologie, de l’empoigner par le manteau pour la faire se lever, et enfin de la pousser pour qu’elle monte dans un véhicule.

Des pratiques qui dépassaient largement le cadre d’une volonté éducative de fermeté qui pouvait effectivement avoir du sens pour encourager l’autonomie ou juguler des comportements problématiques.

Autres situations qualifiées de nature maltraitante :

→ l’abandon volontaire, pendant plusieurs minutes, d’une résidente d’un Ehpad devant la porte de sa chambre, pour la punir de s’être plainte d’avoir attendu, cette dernière ayant dû rejoindre son lit par ses propres moyens (CA Grenoble, ch. soc., 15 juin 2021, n° 20/00586) ;

→ un aide médico-psychologique laissant seule une résidente d’un Ehpad après sa douche aux toilettes. Le sol était trempé et cette dernière, en se relevant, tombe et se blesse au coude et à la tête. Le juge a considéré que ces faits relevaient de la négligence, la résidente ayant été laissée seule dans un local présentant un danger, et a confirmé le licenciement pour faute grave du salarié (CA Douai, ch. soc., 31 mars 2023, n° 20/02020).

iii. Un acte négatif

La maltraitance peut également résulter d’un acte négatif, qui suppose l’abstention de son auteur. Ainsi, le cas d’une aide-soignante témoin d’une attitude inappropriée d’une collègue envers un résident d’un Ehpad qui n’est pas intervenue. Le juge a considéré que, par son inertie, elle avait porté atteinte à la dignité du résident, qui s’était retrouvé dans une situation dégradante et anxiogène. Cet acte présentait le caractère d’une faute.

Un certain nombre d’actes de maltraitance trouvent leur cause dans le système de gestion généralisée de l’établissement : résidents insuffisamment nourris et hydratés, mal médicamentés, recevant des soins d’hygiène et médicaux insuffisants et dégradants, peu surveillés et accompagnés, etc. Dans ces cas, la faute établie de l’établissement engage sa responsabilité à l’égard de ses résidents. Reste que la condamnation de la structure fait écran à celle des individus – actionnaires ou dirigeants sociaux (CA Paris, pôle 4, ch. 10, 15 décembre 2022, n° 19/03268).

B. D’une individualisation du problème à une socialisation de la réflexion

La maltraitance est habituellement considérée comme un fait personnel. Elle confronte, en pratique, un employé à une personne en situation de vulnérabilité sans interroger le positionnement de l’employeur. Cette absence rendant possible l’individualisation du problème, voire une personnalisation de l’affaire.

Situer la cause de la maltraitance dans l’individu présente deux avantages :

→ prétendre régler le problème en le conduisant à effectuer un travail sur lui-même ;

→ mettre hors de cause la structure à laquelle il appartient.

Illustrations

→ Une aide-soignante a contesté son licenciement prononcé pour des propos inadaptés et son énervement à l’encontre d’une résidente tétraplégique. Deux ans auparavant, celle-ci avait déjà commis des faits de même nature ayant donné lieu à une mise à pied disciplinaire. Elle avait été accompagnée par son employeur, fourni d’importants efforts relatifs notamment à son savoir-être (cesser de crier et d’employer un ton sec) en suivant une formation sur la bientraitance et en ayant entamé un suivi personnel (CA Aix-en-Provence, ch. 4-2, 10 février 2023, n° 19/08090).

Le juge ne va cependant pas suivre l’employeur dans sa démarche de personnaliser une nouvelle fois l’affaire :

– s’il constate que la requérante a été « sensibilisée à la nécessité d’être plus modérée dans [ses] actes et [ses] propos pour tenir compte de la fragilité psychologique des résidents », le magistrat considère cependant « qu’il est également nécessaire de retenir des conditions de travail de nuit difficiles objectivées [l’année des faits] par le compte-rendu des délégués du personnel en termes d’absence de personnel, avec deux aide-soignantes par étage pour une centaine de résidents présentant pour certains des pathologies psychiatriques lourdes, ayant amené toute l’équipe de nuit, et non la seule [requérante], à mettre en place à l’égard de cette résidente des procédures exceptionnelles de retrait de la sonnette d’alarme et de fermeture de la porte » ;

– il constate encore que « seule cette dernière a été confrontée à l’attitude inadaptée de [la requérante] et non plusieurs résidents tel qu’indiqué à tort dans la lettre de licenciement » et conclut, in fine, que les faits reprochés à la salariée constituent une cause réelle et sérieuse de licenciement.

Le juge se réfère au contexte au sein duquel le fait de maltraitance est survenu pour apprécier le bien-fondé de la sanction disciplinaire prononcée. Si cette opération de contextualisation n’annule pas la faute de l’employée, elle a néanmoins pour effet de révéler des anomalies structurelles que la marchandisation du secteur des ESMS autorise.

→ Le juge considère ainsi que « le comportement de l’employeur (…) doit être pris en compte pour l’appréciation de celui du salarié ». En l’espèce, après avoir constaté l’absence de remplacement de plusieurs postes de travail, et plus particulièrement celui de psychologue, inoccupé depuis [quinze mois au moment de la commission des faits reprochés], dont l’expertise clinique et le soutien aux professionnels sont pourtant présentés comme essentiels pour la prise en charge des résidents, le juge a estimé que l’employeur avait « facilité de par le manque de moyens fournis aux salariés pour exécuter leurs missions à la survenance de l’incident » (CA Douai, ch. soc., 28 mai 2021, n° 1620/21).

→ Dans une affaire analogue, le juge a rappelé qu’il est « de la responsabilité de l’employeur de mettre à disposition de ses salariés les moyens nécessaires pour exercer leurs fonctions ». Or, il résultait des éléments versés aux débats que « la direction avait été alertée sur la surcharge de travail rendant impossible la réalisation des tâches confiées dans de bonnes conditions, sans qu’il ne soit produit par la société [défenderesse] de quelconques éléments permettant de justifier de l’adaptation des moyens au nombre de résidents pris en charge » (CA Rouen, ch. soc., 7 avril 2022, n° 19/03779).

C’est ainsi parfois en toute conscience que l’employeur expose les résidents à un risque immédiat de blessures.

II. La « théorie de l’accident »

Entre les notions d’accident et de maltraitance, il y a une substitution de la première à la seconde qui procède d’un double mouvement. Par une lecture tronquée de la généalogie matérielle des faits et expurgée de son contexte social, un événement peut être juridiquement qualifié d’« accident ».

A. Une qualification exclusive de la recherche de tout mobile

Un accident n’est jamais attendu. Pour autant, sa survenance n’est en aucun cas dénuée de toute cause. Dans son sens classique, l’accident matérialise la production d’un aléa. Mais dans le secteur des ESMS, l’accident apparaît souvent comme le produit d’une prise de risque entre l’engagement d’une somme d’argent et le risque de sa survenance. Dans le processus décisionnel, le recours à une balance bénéfice-risque est un fait qui objective la décision en lui donnant une assise intellectuelle et rationnelle. Or, outre le fait que le risque ne pèse jamais sur celui qui le prend, celui-ci procède de ressorts affectifs qui restent exclusifs de toute interrogation sur la chaîne de production de l’accident.

1. L’aléa : cause inhérente à la survenance d’un accident

Dans le langage courant, un accident est un événement « imprévu et soudain », « fortuit ». La définition juridique est proche du sens courant donné au mot, la jurisprudence le définissant comme « un fait soudain, fortuit, imprévu et indépendant de la volonté de l’assuré » (Cass. civ. 3e, 15 mars 1977, n° 75-14.758).

Tel est le cas, par exemple, de l’agression, au sein d’un service de gériatrie, d’un résident par son compagnon de chambre. Dès lors que l’état de l’agresseur, qui n’avait fait preuve jusqu’alors d’aucune agressivité anormale, ne justifiait pas qu’on l’isole de son co-chambreur, qu’on prenne des mesures particulières le concernant ou qu’on exerce une surveillance renforcée en vue d’assurer la sécurité des autres pensionnaires.

Si, dans certains cas, rien ne laissait présager l’accident, dans d’autres, l’accident est la conséquence matérielle d’un pari manqué.

2. Le risque : cause provoquée de la survenance d’un accident

Le risque désigne la possibilité, voire la probabilité, d’un accident. Dans le champ de l’entreprise, un décideur pourra parfois courir certains risques – incité en cela par le fait que le risque est socialisé. En effet, la faute intentionnelle ou dolosive qui exclut la garantie de l’assureur est celle qui implique la volonté de créer le dommage et non pas seulement d’en créer le risque (Cass. civ. 1re, 7 mai 1980, n° 79-10.683).

Illustrations

→ A la suite de la chute d’une patiente, en dépit « des risques liés aux problèmes de manutention des malades sur la fonction aide-soignante et identifiés dans le plan de prévention des risques, de la vétusté avérée du matériel mis à la disposition du personnel s’agissant du lève-malade en cause, d’une part, et de l’absence dans ce service d’un verticalisateur dont la nécessité [avait] pourtant été admise, d’autre part », l’hôpital n’avait pas fourni à ses employés les moyens nécessaires à l’accomplissement de leurs tâches. En l’espèce, il ressortait des pièces produites au tribunal que :

– l’achat d’un verticalisateur était réclamé depuis 2011 et gelé en 2016 ;

– le lève-malade de l’époque avait été remplacé quelques semaines après l’événement ;

– à la suite d’un audit interne, un verticalisateur avait été reçu d’une entreprise extérieure.

→ Si l’accident implique la survenue d’un événement aléatoire, il n’est donc pas pour autant exclusif de toute faute potentielle. Il en est ainsi d’un accident de la circulation impliquant un véhicule transportant trois résidents d’un foyer accueillant des personnes atteintes de troubles psychiques, survenu au retour d’une sortie. Le conducteur n’avait pas bénéficié de 11 heures de repos consécutives, ayant quitté son service, effectué de nuit, à 9 h et l’ayant repris à 17 h. Cependant il a tenu à effectuer cette sortie. Dans cette affaire, cette faute a consisté, pour la responsable hiérarchique du conducteur, à l’autoriser à prendre le volant (CA Paris, pôle 6, ch. 11, 4 juillet 2023, n° 21/02936).

Cette violation des règles du droit du travail serait restée sans conséquence si l’accident n’avait pas eu lieu. C’est parce que le risque qu’un accident survienne a paru faible au regard de la fréquence des accidents de trajet, que cette autorisation a été donnée.

Un risque est la probabilité qu’une personne subisse un préjudice en cas d’exposition à un danger. Dans les ESMS, la matérialité d’un danger peut résulter de l’organisation du travail ou d’un équipement. La décision de courir un risque ou de le prévenir est déterminée par son acceptabilité. Un des critères du caractère acceptable d’un risque est, par exemple, l’indice de fiabilité ou la probabilité de défaillance d’un équipement.

Illustration

→ La chute d’un résident d’un foyer, qui n’a l’usage ni de ses jambes, ni de ses mains et se déplace en fauteuil roulant motorisé, survenue lors de la fermeture automatique d’une porte battante à son passage. Il a été projeté à terre, blessé puis a été hospitalisé. Son fauteuil a été endommagé. En l’espèce, s’il n’était pas avéré que l’accident pouvait résulter d’un dysfonctionnement de la porte automatique, il était cependant constant que l’établissement avait manqué à son obligation d’entretien et de surveillance du matériel, quotidiennement emprunté par le résident, en n’ayant pas procédé au contrôle périodique de l’installation (CA Rennes, 5e ch., 20 septembre 2023, n° 20/03249).

C’est parce que l’atteinte corporelle résulte d’un fait non intentionnel qu’un événement peut être qualifié d’accident. Mais cette qualification ne rend cependant pas toujours compte de la réalité. L’accident verbalise l’idée que chacun se fait de l’événement. A partir des détails fournis, chacun peut s’en représenter la scène. Il reste cependant entendu que seuls les faits matériels objectifs y joueront un rôle, le mobile n’étant, dans ce type d’affaire, jamais recherché. Or, qui prend un risque a toujours une raison sensible de le faire.

Par ailleurs, c’est en passant au crible le contexte dans lequel l’événement s’est produit que la qualification d’accident peut apparaître galvaudée.

B. Une qualification hors contexte

Dans certains cas, l’usage de la notion d’accident évince celle de maltraitance. C’est par omission du cadre social dans lequel ils s’inscrivent que certains événements peuvent être qualifiés d’accident.

Illustration

Une intoxication médicamenteuse due à une erreur d’administration des médicaments est un accident(1) – l’erreur est commise sans intention délibérée. Cependant, un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) relatif au retour d’expérience sur les événements indésirables graves associés à des soins établit que « les soins routiniers, réalisés “à la chaîne”, ont généré des événements sériels importants. Par exemple, une erreur d’administration des médicaments entre plusieurs résidents dans un service d’Ehpad »(2). En somme, il s’agit de savoir si un événement procédant d’une organisation du travail maltraitante peut recevoir une qualification différente.

La « théorie de l’accident » falsifie la réalité. Elle suggère une organisation du travail adéquate, une adaptation des moyens aux fins du service.

Mais les établissements ont de moins en moins de moyens (du fait des politiques de réduction de la dépense publique, de la recherche du profit des entités privées qui impose une réduction des coûts de fonctionnement), ce qui a des effets très concrets sur les usagers.

Illustrations

→ La chute d’une résidente d’un établissement médicalisé pour personnes âgées atteintes d’Alzheimer causée par l’allocation, par les autorités administratives compétentes, d’un budget insuffisant pour assurer les besoins en personnel (CA Versailles, ch. 11, 3 juin 2013, n° 11/03550).

→ Ou encore celle d’une pensionnaire d’une structure d’accueil pour personnes âgées en perte d’autonomie descendue du bus de sa propre initiative en donnant la main à une autre pensionnaire.

La direction avait autorisé la sortie avec une seule accompagnatrice pour encadrer quatre personnes, dont deux en béquilles et une en fauteuil roulant, alors que la réglementation en vigueur imposait « la présence d’un encadrant pour deux résidents pris en charge ». De plus, l’accompagnatrice faisait l’objet de restrictions médicales (notamment l’interdiction de porter des charges de plus de 5 kg et éviter de pousser les fauteuils roulants) (CA Nouméa, 02, 8 septembre 2022, n° 20/001027).

En l’espèce, la chute de cette pensionnaire ne constitue pas exactement une maltraitance. Elle ne procède pas d’une négligence de l’accompagnatrice. Sa chute résulte d’un manque d’appui, d’une perte d’équilibre. La maltraitance peut d’ailleurs être d’autant plus facilement écartée que la pensionnaire a agi de son propre chef. Ce n’est qu’en rattachant la chute au contexte général qui l’a produite – inaptitude de l’accompagnatrice à accomplir les tâches requises, non-respect des normes d’encadrement – que la qualification d’accident se révèle inappropriée.

C’est par manque d’informations sur les circonstances de sa production qu’un événement peut, sans être contesté, être qualifié d’accident.

Plus la connaissance sur ces circonstances augmente, moins cette qualification paraît tenable.

L’essentiel

> Pour qualifier un acte de maltraitance, les juges du contentieux peuvent s’appuyer sur la définition donnée par le Conseil de l’Europe, la Charte des droits et libertés de la personne accueillie, la Charte des droits et libertés des personnes âgées dépendantes et la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance.

> Les jugements ordinaires rendus par les juridictions prud’homales sont une source documentaire importante de la définition matérielle de la maltraitance.

> La maltraitance est habituellement considérée comme un fait individuel, l’acte d’un salarié sur une personne vulnérable. Sans interroger le positionnement de l’employeur et les conditions de travail.

> Par une lecture tronquée de la généalogie matérielle des faits un événement peut être juridiquement qualifié d’« accident ».

> Par l’omission du cadre social dans lequel ils s’inscrivent, certains événements peuvent être juridiquement qualifiés d’accident et non de maltraitance.

Notes

(1) Arrêté du 28 décembre 2016 relatif à l’obligation de signalement des structures sociales et médico-sociales (annexe).

(2) Rapport annuel d’activité 2019 sur les événements indésirables graves associés à des soins. HAS, décembre 2020, page 17.

Cahier juridique

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur