Aide à domicile depuis quatre ans, Gabrielle a déjà dû faire face à six deuils de bénéficiaires dont elle avait la charge.
A chaque fois qu’elle passe devant la grille de l’immeuble, les flashs surgissent dans son esprit, bribes de souvenirs de ce matin d’avril 2022 où Pauline, 86 ans, n’a pas répondu à son salut comme elle avait l’habitude de le faire. La veille, déjà, l’aide à domicile avait senti que quelque chose n’allait pas.
Le lendemain, la veille dame semble atone. « Vous ne voulez pas bouger ? Ça ne va pas, Pauline ? » L’octogénaire hoche la tête. Gabrielle lui demande de lever la main, attrape la paume ridée, sent le membre rigide et ankylosé, la fait asseoir. Le corps bascule sur le côté. La dame a fait un accident vasculaire cérébral. L’aide à domicile passe un appel au médecin, à LogiVitae – son entreprise – puis aux pompiers. Gabrielle se rappelle aussi ce stress, cette peur qui se répand en elle. Glaçante, tenace, irrépressible. Le diagnostic se confirme, les secours emmènent Pauline. « Quand elle est partie, raconte la professionnelle, j’ai senti qu’elle ne reviendrait pas. »
Ce n’est pas la première fois qu’un des bénéficiaires dont elle s’occupe décède. A six reprises déjà, depuis quatre ans qu’elle exerce ce métier, des personnes dont elle prenait soin se sont éteintes. 2023 n’est pas une bonne année : en août, une femme de 43 ans a succombé des suites d’un virus. A chaque décès, la supérieure et la responsable santé soutiennent la quadragénaire, lui proposent un suivi thérapeutique, l’appellent pour la réconforter, l’incitent à prendre des temps de repos.
Gabrielle n’a jamais suivi l’injonction de la « bonne distance » : « Pour aimer ce métier, il faut aimer la personne dont on s’occupe. » A raison de huit heures par jour réparties entre six bénéficiaires chaque semaine, difficile de ne pas tisser un lien fort. « J’aime leur tendre la main et leur redonner le sourire, leur faire savoir qu’elles ont encore de l’espoir. Ces personnes sont tellement reconnaissantes qu’on se donne du mal pour elles. Je leur dis qu’elles ont pris soin des autres et que maintenant c’est mon tour de prendre soin d’elles. Je les incite à ne pas me considérer comme une employée, plutôt comme une fille ou une sœur. Que tu le veuilles ou non, tu t’attaches. Quand elles partent, j’ai l’impression que c’est quelqu’un de mon sang qui s’en va. »
Gabrielle ne peut s’empêcher de penser à ces deux années passées avec Pauline. Il suffit d’une bénéficiaire malentendante, d’une situation de crise pour réveiller les flashs de ce matin-là. Et puis il y a cette grille, devant laquelle elle passe régulièrement. « C’est difficile psychologiquement, c’est un traumatisme, explique-t-elle. Vous savez que vous ne verrez plus quelqu’un avec qui vous avez partagé des moments pendant des années. »