Recevoir la newsletter

« Ce kyste qui prend toute la place »

Article réservé aux abonnés

« Symptôme cardinal de reviviscence », « syndrome de l’évitement », « narration autobiographique », « épisode dissociatif », « syndrome du vieux sergent »… Autant de termes qu’il faut maîtriser pour mieux comprendre le stress post-traumatique (SPT), comme l’explique le neuropsychologue Francis Eustache.

Le SPT est devenu son métier… Directeur du laboratoire Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine (NIMH), à Caen, Francis Eustache est coresponsable du programme « 13-Novembre ». Lancée en 2016 et menée conjointement par l’Inserm et le CNRS sur des victimes des attentats du 13 novembre 2015, cette recherche transdisciplinaire vise à étudier la construction et l’évolution de la mémoire après ce traumatisme majeur. Le professeur en neuropsychologie décrypte l’état de stress post-traumatique.

Comment se manifeste l’état de stress post-traumatique, ou SPT ?

Cet état est dominé par le symptôme cardinal de reviviscence. Il correspond à des intrusions mentales, qu’il faut se représenter comme des éléments sensoriels divers, très émotionnels : des images mais aussi des bruits, des odeurs, qui s’imposent à la conscience de la personne comme s’ils étaient présents. C’est d’ailleurs ce qui distingue ces ingérences du souvenir. Pour ce dernier, même si l’on ne revoit pas exactement une scène comme on l’a vécue puisqu’elle est reconstruite par notre mémoire, on se rappelle à peu près avec qui et où on était, et on sait que cette scène appartient au passé. Dans les intrusions, au contraire, la scène consiste plutôt en des images disparates. Le sujet a l’impression de revivre, au présent, l’événement qui a donné lieu au traumatisme.

Subit-on d’autres symptômes ?

A partir de cela, se développe un autre mécanisme : le syndrome d’évitement. La personne, qui a conscience de ces incursions parce qu’elles réveillent sans arrêt son traumatisme, va essayer de les éviter. Cela peut concerner des lieux, des situations, des contextes qui lui rappellent le traumatisme ou, en tout cas, la représentation qu’elle s’en fait. Cela peut protéger. Mais, sur le long terme, la victime crée autour d’elle une carapace qui va devenir à son tour un symptôme. Parce qu’elle va avoir tendance à négliger certaines activités et à en privilégier d’autres, en se rapprochant par exemple de personnes confrontées à la même rupture existentielle. Le risque est qu’elle se coupe progressivement de son entourage familial, amical et professionnel.

Comment aider une personne victime d’un traumatisme ?

Ce n’est pas facile de communiquer avec une personne qui reste centrée sur son traumatisme parfois pendant des semaines, voire des mois. La narration autobiographique, c’est-à-dire le fait de se raconter à autrui, se trouve chez elle complètement chamboulée. Normalement, on peut imaginer cette narration comme une flèche parsemée de points saillants, sur laquelle on effectue des allers-retours vers le passé ou le futur, puisque ce qu’on raconte du passé est aussi éclairé par les projets futurs. Chez quelqu’un qui a vécu un choc majeur, cette narration se réduit à une sorte de kyste, qui prend toute la place sur la flèche : le passé est inexistant et l’avenir, bouché. Même les meilleurs collègues ont beaucoup de mal à intégrer cette espèce de verrue qui envahit la mémoire de la victime. Ils vont essayer de la sortir de cette situation en l’entraînant vers des intérêts antérieurs ou nouveaux. Mais n’ayant pas vécu le traumatisme, leur temporalité a du mal à se synchroniser avec celle de la victime, et cela crée une distance.

Que se passe-t-il au niveau neuronal quand on vit une scène traumatisante ?

Dans des situations très émotionnelles auxquelles on est confronté sans être directement impliqué, on comprend qu’on assiste à un événement capital, on éprouve une empathie avec ce qui arrive. Mais on est hors de l’événement, et le cerveau fait face. Dans ce cas, on parle de « souvenir flash », lequel renforce la mémoire du contexte et donne l’impression subjective de se rappeler de ce qu’on faisait très exactement au moment où l’on a appris l’événement. Bien que puissant, cela reste un souvenir, destiné à se modifier au fil du temps. A contrario, lorsqu’on vit une situation traumatique, le cerveau subit une sorte de cataclysme, parfois nommé « épisode dissociatif ». Le sujet est dans la scène, confronté à une situation extrêmement tragique, comme des menaces de mort ou la mort d’autres personnes, et ses capacités à faire face sont dépassées. Il a un sentiment de dépersonnalisation. Il est dans un « état modifié de conscience », comme dans le coma ou le sommeil, où la mémoire fonctionne différemment.

En quoi consiste ce dysfonctionnement de la mémoire ?

Les policiers et les gendarmes le savent : les victimes d’un traumatisme sont souvent de mauvais témoins car elles en ont un souvenir très biaisé. Elles vont avoir en mémoire des détails extrêmement précis. On parle parfois de focalisation sur l’arme : une personne menacée avec un pistolet va décrire très finement le pistolet ou des morceaux du pistolet parce que son attention s’est focalisée sur cette arme. En revanche, le reste de la scène est totalement flou : les gens qui sortent d’une scène traumatique sont d’ailleurs généralement un peu hébétés, en train d’errer, comme perdus, sans savoir vraiment où ils sont. C’est un moment de sidération, et c’est celui-là qui aura un impact sur la suite du fonctionnement de la mémoire et déclenchera les intrusions. Si elles surviennent pendant moins d’un mois, on parle de stress aigu. On parle de stress post-traumatique lorsqu’elles durent plus longtemps.

Et lorsque l’état post-traumatique est installé ?

Grâce aux premiers résultats de nos recherches sur les victimes du 13 novembre, nous avons montré que les réseaux qui mettent en jeu les régions antérieures du cerveau ont un rôle de contrôle sur les zones postérieures impliquées dans la mémoire, les émotions, les perceptions. Les personnes ayant vécu une situation traumatique sans développer de SPT gardent le contrôle sur ces mécanismes. En cas de pensée intrusive, leur réseau cérébral s’active et permet de réguler sa survenue : on aurait presque envie de dire que le mécanisme surfonctionne chez ces sujets résilients. A contrario, ce réseau est défaillant et ne s’active pas chez ceux qui ont le trouble de SPT. Pour eux, on constate une réaction exacerbée à la survenue d’une idée intrusive, avec désactivation des régions de la mémoire, des perceptions et des émotions, qui sont en quelque sorte livrées à elles-mêmes.

Pourquoi cette différence ?

Cela fait l’objet de recherches, mais plusieurs explications semblent possibles. D’abord, des critères constitutionnels, probablement génétiques, même si on ne les connaît pas bien. Par exemple, certains individus bénéficieraient de réserves cérébrales plus élevées que d’autres. Il y a aussi ce que les sujets ont vécu avant, comme le fait d’être fragilisés par des traumatismes antérieurs. Ensuite, certains professionnels régulièrement confrontés aux événements traumatiques (militaires, pompiers, policiers) sont formés pour y être mieux préparés. Dans leurs témoignages, la notion de groupe revient. Le fait que ces individus ne soient pas seuls leur donne beaucoup de force. En outre, l’utilisation de procédures rodées, régulièrement pratiquées en amont, mettent en avant des actions qui s’appuient sur un certain nombre d’automatismes. Cela va permettre de se focaliser sur les règles à suivre sans mettre trop en avant l’émotion. Des préparations adaptées à la réalité de terrain des travailleurs sociaux pourraient, peut-être, être envisagées. Ce qui est sûr, c’est que des formations portant sur le traumatisme, ses mécanismes et ses conséquences sont indispensables. La façon dont la victime est prise en charge est aussi fondamentale. En premier lieu, son suivi médical. Les proches jouent également un rôle primordial pour qu’elle reste insérée dans un milieu social qui soit protecteur et sécurisant.

Le SPT peut-il survenir par accumulation de traumatismes ?

Le traumatisme sur lequel nous travaillons est un traumatisme unique, dit de type 1 ou « simple ». Des personnes sans histoire particulière de traumatisme, pour l’immense majorité d’entre elles, se sont trouvées confrontées à un traumatisme majeur. Si je n’ai pas d’expérience scientifique en matière de chocs répétés, dans certains corps de métiers, une exposition récurrente peut conduire à l’installation d’un SPT. Les médecins militaires utilisent parfois pour le qualifier l’expression de « syndrome du vieux sergent ». L’idée que la multiplication d’expériences traumatiques peut rendre plus fort est une représentation. Le « vieux sergent » a beau être rodé, à force d’accumulations, il se peut qu’il ne fasse plus face. Les récits peuvent aussi entraîner cette souffrance. A titre préventif, les personnels qui travaillent avec nous pour le 13 novembre, depuis dix ans qu’ils recueillent les entretiens ou se contentent de les retranscrire, bénéficient de groupes de paroles collectifs et individuels avec leurs pairs et des psychiatres.

Enquête

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur