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Un cadre trop contraint

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Depuis la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale, la culture du projet a donné un grand coup de pied dans la fourmilière des établissements. Pour le meilleur : être au plus près des besoins et des attentes des usagers. Mais aussi pour le pire, lorsque cette logique encourage un certain individualisme ou cherche à faire entrer les personnes vulnérables dans un moule.

Projet individuel ou personnalisé, projet d’établissement et de service, plan d’accompagnement personnalisé, projet d’accueil personnalisé (PAP), plan personnalisé de compensation, projet de vie, projet individualisé d’accompagnement (PIA) ou projet personnalisé d’accompagnement (PPA) pour les enfants et les adolescents… Depuis une vingtaine d’années, acronymes et documents techniques fleurissent pour soutenir un nouveau paradigme devenu l’alpha et l’oméga du travail social : la logique de projet.

Impulsée par la loi de rénovation du 2 janvier 2002 et complétée par celle de 2005 sur les droits des personnes en situation de handicap, cette logique est venue bousculer les établissements médico-sociaux et leur tendance à faire « à la place » des usagers. Il s’agit désormais d’être davantage à l’écoute de leurs besoins et de leurs attentes, de renforcer leur participation et de favoriser un étayage sur-mesure. Un postulat désormais classique, où les notions d’autonomie, de pouvoir d’agir, d’évaluation, voire plus récemment de parcours, ont réellement transformé la vie quotidienne dans les structures. « On est passé d’une institution qui s’occupe de tout, avec une approche globale, à une institution qui reconnaît des accompagnements plus spécifiques, en fonction de ce vers quoi chaque personne veut aller », salue Johan Priou, directeur de l’Uriopss (Union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux) Centre.

Un véritable aggiornamento (« réforme »), tous secteurs confondus, où les aspirations des personnes vulnérables ont été replacées au cœur des dispositifs. Et où les objectifs, les résultats et la projection dans un futur désirable irriguent les pratiques. Quitte à les noyer. Quand une philosophie humaniste devient un dogme, quand la possibilité d’élaborer un dessein personnel se change en injonction, gare aux dérives… « La notion qui consiste à mettre l’usager au centre, dans la perspective d’un projet personnalisé, est un problème car cela le rend destinataire de tout et non pas actif, analyse François Chobeaux, sociologue et animateur du réseau Jeunes en errance, aux Ceméa. Il est, certes, au croisement de toutes nos générosités professionnelles et de toutes nos attentions sociales, mais c’est un entonnoir dans lequel on se contente de déverser des éléments vides de sens. Je préfère la notion de “cercle des compétences”, où usagers et professionnels sont partenaires. »

Pas de projet réaliste sans vision pragmatique

Il n’empêche que le nouvel idéal-type des ESSMS (établissements et services sociaux et médico-sociaux) traduit la volonté de considérer les personnes âgées ou en situation de handicap, les grands précaires ou encore les mineurs placés au titre de la protection de l’enfance comme des individus à part entière. Au-delà de leurs vulnérabilités. « Je pense que le projet est un droit, une façon de reconnaître à la personne que les professionnels doivent s’adapter au cas par cas. Il répond à la fois aux besoins et apporte une réponse aux aspirations, ce qui est une belle évolution », estime Gilles Brandibas, psychologue clinicien, superviseur d’équipes et formateur(1).

Rédigé sous forme contractuelle, le projet individuel ou personnalisé – certains utilisent alternativement les deux termes, d’autres y voient un léger distinguo, selon son inscription ou non dans une dynamique de groupe – est censé à la fois définir les envies de l’usager, les modalités d’accompagnement de l’équipe pluridisciplinaire ainsi que les différentes étapes et moyens mis en œuvre par l’établissement pour y parvenir. Il s’agit d’un outil co-construit aussi bien par le principal intéressé et son entourage que par les personnels de soin, éducatifs et d’encadrement. Un référent (psychologue, éducateur ou assistante de service social) supervise la rédaction dudit projet et son évaluation à plus long terme. En théorie. « On ne se pose pas suffisamment la question de l’impact de nos pratiques, critique Gille Brandibas. Je suppose que les projets ont un effet positif, mais je n’en ai pas la preuve, parce que nous n’avons pas assez de réflexivité sur ce que nous mettons en place. »

A trop personnaliser, on isole

Ni trop timoré, ni trop hors sol, le projet personnalisé doit adopter les bons contours pour remporter l’adhésion de l’usager comme des professionnels impliqués dans sa réalisation concrète. Les principes de réalité, inhérents aux difficultés propres de la personne mais aussi aux contingences budgétaires et aux moyens humains de l’établissement concerné, dessinent inévitablement le périmètre de ce plan d’action « rêvé ». Une vision pragmatique que défend Johan Priou, en prenant l’exemple d’une personne en situation de handicap dont le projet est de conduire. « En est-elle capable ? En a-t-elle l’habitude ? Son besoin et son attente sont-ils vraiment de prendre le volant ou plutôt de se déplacer ? S’il lui est difficile de passer le permis, on peut trouver des solutions alternatives pour qu’elle ne dépende pas des transports en commun ou des infrastructures de l’institution. Il faut essayer d’être réaliste tout en se rapprochant au mieux des aspirations profondes de la personne accompagnée. »

Si ce fameux projet personnalisé se heurte, dès sa conception, aux limites managériales de la structure dans laquelle il est conçu, son élaboration est également soumise à des questions de timing. Le temps de l’institution n’est pas celui de l’usager, les impératifs de l’une s’entrechoquent parfois avec les incapacités de l’autre. Il faut savoir l’entendre, alors même que la machine administrative est lancée. « Le public en grande précarité est absent du désir, analyse Gilles Brandibas. Le plus difficile pour les personnels est de rentrer en relation. Nous sommes à des années-lumière de la notion de projet. C’est trop tôt. La question est : comment créer les conditions pour que la personne s’autorise à espérer désirer quelque chose ? »

Une quête que l’on retrouve également auprès des résidents en Ehpad, véritables laboratoires du projet personnalisé (lire page 38). « Si l’on fait pour faire, ce n’est pas la peine, prévient le sociologue Richard Vercauteren(2). Le projet doit être envisagé pour donner du sens au restant de la vie. L’usager n’est pas dans une condition où il peut se projeter, sinon vers la mort. Le psychologue, l’animateur, l’infirmier ou le médecin doivent tous participer pour que naisse une appétence. »

Face à des trajectoires cabossées ou des situations traumatiques, il s’agit d’interroger la pertinence d’une dynamique de projet. La prévention spécialisée et, plus largement, les éducateurs de rue, tournés vers l’« aller vers » et l’informel, ne peuvent y adhérer comme préalable ou prérequis (lire page 36). Cette démarche est tout au plus un horizon lointain, une balise à long terme. Quant aux exclus, aux handicapés psychiques ou aux personnes souffrant d’altérations cognitives, de nombreux profils semblent à mille lieux de pouvoir s’y inscrire. Encore moins de formuler des envies et de signer un document stipulant des objectifs cadrés. « Le projet individuel pour les gens en grande précarité ou éligibles au RSA, c’est : “Il faut vous remobiliser, monsieur”, s’indigne François Chobeaux. Quand il y a 50 % de chômage dans un bassin de vie, il n’est pas près de se mobiliser, ce brave homme. Cette histoire de projet part d’une volonté d’attention à chaque individu, mais cette générosité est surtout l’avatar de l’air du temps ultralibéral. Le projet s’adresse à des usagers consommateurs, parce qu’ils sont considérés de manière individuelle. »

Parti d’une intention louable – personnaliser l’accompagnement et privilégier les singularités –, ce nouveau modèle se retrouve pris à son propre piège : à trop personnaliser, il en vient à isoler. « L’idée de bâtir un projet pour chacun est généreuse, mais le glissement actuel abouti à une juxtaposition de projets individuels, à la responsabilisation financière des familles et à la suppression des établissements », poursuit le sociologue, persuadé de la nécessité du collectif comme valeur cardinale de l’accompagnement médico-social. Un élément par ailleurs écrit noir sur blanc dans les recommandations de l’Anesm (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux). « Où en est-on, aujourd’hui, vis-à-vis de cette exigence visant à concilier personnalisation de l’accompagnement et collectivité ? s’interroge Gilles Brandibas. L’individu d’abord, le collectif après. C’est la politique du “diviser pour mieux régner”. On diabolise l’institution parce que, justement, c’est encore le lieu où il peut y avoir une forme de collectif. »

Protocolisation des pratiques, prolétarisation des fonctions

Pensé au plus près de l’individu mais taxé d’individualiste, élaboré sur-mesure pour chaque usager et pourtant fustigé pour sa tendance à l’uniformisation, le projet personnalisé n’en est plus à un paradoxe près. Trop flou ou trop précis, trop tardif ou trop précoce, trop administratif ou trop anecdotique… A une époque où la notion de dispositifs et de parcours commence à supplanter l’accompagnement plus traditionnel dans les établissements, cet outil a-t-il encore un rôle à jouer ? « Grâce au projet, nous ne sommes plus sur une réponse normée ou en filière, certifie Johan Priou. L’institution ne s’occupe plus de tout. Je pense qu’il est plus que jamais d’actualité pour épouser les évolutions de l’accompagnement médico-social. Mais, pour cela, il faut l’utiliser comme un levier de coordination. Si chaque institution, établissement ou service mène son propre projet, part de zéro et ne s’articule pas avec les autres, on se heurte à des limites pour la structure et pour l’usager. »

La logique de projet dans le contexte de désinstitutionnalisation est une gageure. Elle va devoir tenir bon face au risque de doublons ou d’émiettement, mais aussi de protocolisation à outrance. Hors les murs, la tentation est grande de s’enfermer dans des carcans administratifs pour éviter la cacophonie.

Plus l’offre médico-sociale est éparpillée, plus il faut de normes pour maintenir une forme d’unité. « Le temps chronométré qui est alloué à une toilette ou à un entretien participe de cette tendance à fonctionner selon des protocoles, regrette Gilles Brandibas. Alors que le projet personnalisé a été créé pour cela, on en oublie que nous avons des personnes singulières en face de nous. Nous étions des “œuvriers” et nous sommes devenus des ouvriers. Nous avons prolétarisé notre fonction, au sens où nous n’avons plus la maîtrise de notre savoir-faire. L’informel, ce qui se trouve hors projet, représente désormais une bouée de respiration où l’inattendu peut enfin émerger. »

Les dispositifs « MDPH » et de droit commun

Le PIA (projet individualisé d’accompagnement) concerne les enfants accueillis dans un établissement médico-social définissant l’accompagnement pédagogique, éducatif, thérapeutique et scolaire.

Le PPA (projet personnalisé d’accompagnement) est l’équivalent du PIA pour les Itep (instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques) et les Ditep (dispositifs Itep).

Le PPS (projet personnalisé de scolarisation) organise le déroulement de la scolarité de l’élève en situation de handicap.

La PAOA (programmation adaptée des objectifs d’apprentissage) peut être intégrée à un PSS.

Le PAI (projet d’accueil individualisé) permet aux élèves atteints de maladies chroniques de suivre une scolarité normale.

Le PAP (plan d’accompagnement personnalisé) permet à tout élève présentant des troubles des apprentissages de bénéficier d’aménagements pédagogiques.

Notes

(1) Co-auteur avec Matthieu Eleta de Le Projet personnalisé dans l’action sociale et médico-sociale. Conception, démarche et clinique (éd. L’harmattan, 2014) et auteur de l’article « La transformation de l’offre : y a-t-il encore une place pour l’institution ? », dans la revue Les Cahiers de l’actif n° 562-563, mars-avril 2023.

(2) Co-auteur avec Sylvain Connangle de Ehpad : des espoirs ? (éd. érès, 2021).

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