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Le principe du « working first »

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La posture de « l’aller vers » et de la libre adhésion, que l’on retrouve entre autres chez les professionnels de la prévention spécialisée, oblige à envisager le projet en aval. Jamais comme un préalable.

L’intervention sociale extra-muros – le travail de rue – par essence n’est pas assujettie à l’obligation de mener un projet personnalisé. Née avec les premières interventions d’équipes en prévention spécialisée, dans les années 1950 en France, elle pratique « l’aller vers » les populations les plus marginalisées, les plus en retrait des accompagnements, mais respecte également les principes d’anonymat et de libre adhésion. Pour ces publics hors des radars des institutions (sans-abri, jeunes en voie de marginalisation, personnes concernées par les addictions, travailleurs du sexe), il ne peut être question de leur imposer une logique de projet comme un préalable ou un prérequis.

Posture non contraignante

« Quand un éducateur entre en relation avec un jeune, qui peut être en danger ou qui peut délinquer, ce dernier ne lui a rien demandé, il doit même pouvoir refuser l’offre relationnelle, explique Pascal Le Rest, docteur en ethnologie et diplômé en ingénierie sociale(1). Il s’agit d’une rencontre de gré à gré. Tout l’enjeu est de venir tirer cet adolescent vers le droit et vers une éventuelle insertion sociale. Le professionnel ne peut pas raisonner en termes de documents ou de référentiels stricts, car la prévention spécialisée suppose justement une fluidité dans l’élaboration des liens avec le jeune et l’ensemble des acteurs du quartier. »

Une posture non contraignante, très éloignée d’un quelconque projet écrit noir sur blanc, qui préside également à la démarche de Tapaj. Ce programme de réduction des risques, porté par des acteurs du médico-social œuvrant dans le champ de la lutte contre les addictions, s’adresse aux 16-25 ans en situation de grande précarité, via des centres de soins du type Csapa (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) ou Caarud (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues). Il leur est proposé d’emblée, sans contrepartie, un travail alternatif payé à la journée. Des petits boulots qui ne nécessitent ni expérience, ni qualification.

« A l’instar de la logique d’hébergement du “housing first” outre-Atlantique (« Un chez-soi d’abord »), nous portons l’idée d’une mise en action immédiate des publics, d’un accès à une rémunération avec un contrat de travail sans attendre quelque chose en retour, précise Jean-Hugues Morales, délégué général de Tapaj France. C’est du “working first”. L’idée étant de sortir de cette logique de projets et d’entretiens en face à face, au cours duquel le travailleur social demanderait aux jeunes une conscientisation de leur désir, un effort de projection vers leur parcours de vie adulte. »

Si les accompagnements hors institution – la prévention spécialisée ou la prévention des risques en addictologie n’ont aucun mandat administratif ou judiciaire – sont nourris d’une forme d’informalité, de philosophie du « ici et maintenant », ils n’excluent pas d’amener adolescents et adultes vers un projet à long terme. En aval de leur intervention, lorsque la confiance sera installée. « Nous construisons dans le temps, explique Philippe Starck, directeur du service Prévention 75 au sein de la fondation Jeunesse feu vert. Nous ne sommes pas dans le même timing qu’une Mecs (maison d’enfants à caractère social), par exemple, parce que ce sont des gamins que nous repérons dans la rue, dans l’espace public, et qui doivent d’abord réaliser qu’ils sont en difficulté. Il y a toute une phase, qui peut être très longue, de dialogues, d’échanges, d’activités… Le projet, si projet il y a, se construit au fil des années. »

Ici comme dans d’autres secteurs, ce terme reste sujet à interprétation. De quel projet parle-t-on ? Certains sont modestes, d’autres plus ambitieux. « Convaincre un jeune d’aller à la mission locale, c’est déjà un projet, reprend le responsable de prévention spécialisée parisien. Faire en sorte qu’il y reste et qu’il honore l’ensemble de ces rendez-vous, s’en est un autre. Le fait même qu’il parte de son banc avec nous, c’est déjà un début de projet. » Le maître-mot, en « prév » comme dans un programme de type Tapaj : ne pas culpabiliser les jeunes en errance ou désaffiliés, parce qu’ils ne rentreraient pas dans les clous. Ne pas leur renvoyer une image d’échec en les confrontant brutalement à des manques ou à un certain immobilisme. Ne pas établir d’injonctions.

« Les Tapejeurs sont à la recherche quotidienne de 40 € à 50 €, reprend Jean-Hugues Morales. Avec ça, ils ont de quoi nourrir leurs animaux de compagnie, acheter leur consommation et éventuellement se nourrir eux, en-dehors d’une logique d’assistanat. Cette proposition est acceptable, par rapport à leur représentation du monde. Ça ne les oblige pas à renoncer à leur équilibre. » Les missions chez Vinci, Suez, ou à la SNCF, dans cette première phase de l’accompagnement, leur assure une forme de subsistance et plus si affinités. En phase deux, lorsque le lien de confiance a été tissé, une certaine dynamique de projet peut être enclenchée et l’ensemble de la situation médico-sociale du jeune est mise à plat avec les professionnels du centre de soin. Quant à la troisième phase, elle permet d’entrer plus dans le détail de l’insertion professionnelle (formations qualifiantes, chantiers d’insertion, contrats de droit commun…), du parcours de soin et de la recherche de logement.

Conserver une telle liberté, à travers des pratiques peu ou pas normées, dans un contexte où le travail social est soumis aux règles managériales, semble de plus en plus difficile. « Notre manière de travailler, sans cadrage d’entrée ni de sortie, ça énerve les pouvoirs publics ! », reconnaît le délégué général de Tapaj France qui déclare pour le moment « tenir bon ». Une pression latente qui concerne également le secteur de la prévention spécialisée. « Depuis des années, le politique au sens large cherche à tordre ses missions et sa philosophie de l’action, s’inquiète Pascal Le Rest. Il y a une volonté de l’institutionnaliser. Tenter de lui imposer la notion de projet personnalisé, en plaquant des recettes toutes faites, risque surtout de la tuer. »

Notes

(1) Auteur de Mais qui veut la mort de la prévention spécialisée ? (2019) et de La prévention spécialisée. Outils, méthodes, pratiques de terrain (2001), éd. L’Harmattan.

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