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Les sept piliers de la sagesse du travail social

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Pour concilier les discours d’intention et le terrain, il faut s’appuyer sur la mythologie, la zoologie ou l’artisanat japonais ! C’est la thèse stimulante de Manuel Pélissié, qui a participé à l’élaboration du Livre blanc du travail social.

Il est assez désespérant de voir aujourd’hui le hiatus existant entre, d’une part, le discours extrêmement volontaire sur l’indispensable travail social dans un processus d’humanisation de la société française et, d’autre part, la réalité des faits, qui se traduit par les termes de pénurie, de manque d’attractivité et de moyens humains et financiers. Les efforts entrepris ces dernières années, ces derniers mois, au fil de gouvernements successifs, notamment pour l’attractivité des métiers, des emplois, de la formation, de la certification, n’ont pas réussi à faire émerger une politique claire caractérisant une volonté cohérente, portée par une adresse aux travailleurs et intervenants sociaux. Il faudra que le Livre blanc et ses préconisations, très ambitieux et porteur d’espoir, adopté par le Haut Conseil du travail social (HCTS) le 6 septembre et que doit présenter officiellement Matthieu Klein, son président, à la ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé, soit pris en compte pour que la situation change enfin.

De fait, il n’est pas inutile de réfléchir à quelques éléments visant à réconcilier le discours et les faits. Pour cela, nous nous référons au titre du livre Les Sept Piliers de la sagesse, de Thomas Edward Lawrence. Ces fameuses mémoires de guerre de « Lawrence d’Arabie », qui constituent un manuel de guérilla fort intéressant. En ces temps particuliers, nous menons un combat. Cette vision pourrait s’exprimer dans une sorte de miscellanées que formeraient les sept piliers de la sagesse sur lesquels doit s’appuyer l’édifice du travail social à venir.

1. L’ornithorynque

Parmi les animaux les plus surprenants, celui-ci cumule un très grand nombre de particularités. Mammifère mais ovipare, il a un bec de canard, des pattes de loutre, une queue de castor, les femelles fabriquent dans leurs glandes du lait qui suinte par les pores pour nourrir les petits, les mâles ont un aiguillon venimeux, ils sont biofluorescents… Suffisant pour le classer dans l’inclassable. Si l’on prend une seule des caractéristiques, on peut y voir à chaque fois un animal différent. C’est ainsi qu’est le travail social. Quand on est amené à le présenter à des interlocuteurs, ceux-ci vous parlent en réponse soit d’un castor, soit d’un canard, soit d’une loutre… Car chacun a sa représentation particulière sans y voir l’ensemble. Or un ornithorynque est un ornithorynque, un point c’est tout. L’idée est donc la suivante, arrêtons de voir le travail social pour ce qu’il n’est pas, arrêtons d’en discuter à partir de visions polymorphes, mais actons sa complexité qui en fait toute sa richesse et travaillons à partir d’une représentation plus unifiée.

2. Les temps des Grecs

Les Grecs ont trois temps : Chronos, Aiôn et Kairos. Chronos est le plus connu, c’est le temps des dates, le temps quantitatif, et nous nous inscrivons tous facilement dans la chronologie. Mais les priorités des politiques publiques, au regard du pouvoir exercé et au rythme des élections qui ponctuent sa trajectoire, ne sont pas en adéquation avec les enjeux du travail social et donc avec Chronos. Aiôn représente le temps cyclique, celui des saisons, des âges de la vie…. Le passé conduit l’avenir. Ceci s’applique aussi au travail social et on ne peut pas se dédouaner de ce temps. On doit prendre en considération ces strates historiques successives qui marquent les générations, comme celles qui ont été marquées par l’adresse de Nicole Questiaux aux travailleurs sociaux, il y a plus de quarante ans maintenant. Kairos est le temps des moments opportuns. Métaphysique, qualitatif, c’est le temps le plus important. Le temps du travail social doit s’inscrire dans une durée et une exigence qui permettent de ne plus confondre Chronos et Kairos. Il faut être vigilant pour capter les moments fondamentaux, et c’est le cas aujourd’hui Nous sommes à un tournant de la société qui, selon qu’elle prend en considération ou pas le traitement des publics plus fragiles choisira des avenirs diamétralement opposés.

3. L’obsolescence programmée

L’obsolescence programmée est une notion à la fois nouvelle et en même temps déjà familière, par laquelle nous avons accepté relativement facilement que les objets puissent avoir une fin de vie prédéterminée. Le drame, c’est le glissement avec lequel nous avons accepté qu’il en soit de même avec nos politiques sociales. Il est étonnant de constater que nous aurions trouvé une « méthode douce » d’y parvenir, comme si nous avions une gomme symbolique permettant par des textes nouveaux d’effacer purement et simplement l’œuvre préalable. Cela se traduit d’ailleurs par une habitude bien française : la construction historique de nos politiques publiques et sociales s’appuie sur le nom des auteurs des lois successives. Nous devons absolument lutter contre cette tentation de donner une « durée de vie » à nos actions et, en conséquence, d’en définir de nouvelles. Cela conduit à des formes d’expérimentations incessantes, au détriment d’une stabilité nécessaire. La lente évolution des politiques publiques s’est vue remplacée progressivement par l’évaluation constante des politiques, moyen bien habile de justifier des diktats que plus personne ne songe à remettre en cause.

4. La vision panoptique

A l’origine, le panoptique est un dispositif spatial qui permet d’embrasser du regard la totalité d’un espace, et donc une surveillance continue des individus. Imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle, popularisé par Michel Foucault, il constitue une référence pour les sciences sociales. En synthèse, c’est ce qui permet de voir sans être vu. Les évolutions de la société ont amené d’autres formes de panoptisme, notamment celui horizontal, qui apparaît de plus en plus clairement comme la forme prise par le pouvoir dans la société en réseaux. Aujourd’hui, nous n’avons plus l’impression d’être vu, entendu, compris, alors que, de fait, nous le sommes encore plus fortement. La disparition du lien avec les corps intermédiaires, l’absence de réponse en temps et heures dans le dialogue avec les pouvoirs publics, la non-prise en compte des opinions dissidentes dans les débats du travail social contribuent au délitement du lien social. Il n’y a plus de réciprocité dans la vision, notamment sur le travail social, entre les pouvoirs publics et les citoyens.

5. Kintsugi, ou l’art de la faille

Le kintsugi est une technique ancestrale, découverte au XVe siècle au Japon, qui consiste à réparer un objet en soulignant ses lignes de faille avec de la véritable poudre d’or, au lieu de chercher à les masquer. Cette discipline nous incite à accepter les objets avec leurs imperfections. Nous serions bien avisés de nous en inspirer dans notre appréhension des liens et, là encore, dans la conduite des politiques sociales. La société inclusive, ponctuellement très à la mode, n’a jamais eu pour objectif de fondre les personnes accompagnées dans la population pour en faire des nouveaux invisibles, mais au contraire de les prendre en considération par une prise en compte de leur identité. C’est sur le plan de l’équité et non de l’égalité que devraient être mises en œuvre ces politiques publiques.

6. Furoshiki, ou l’art de la forme

Le furoshiki est une autre technique japonaise traditionnelle de pliage et de nouage du tissu utilisé pour l’emballage de cadeaux et le transport de divers objets du quotidien. Il s’agit là de sublimer le cadeau offert en accordant une importance particulière au contenant, complément du contenu. Alors que le mépris, l’injustice, la discrimination et l’incertitude augmentent, il est indispensable, en s’inspirant du furoshiki, de faire bien plus attention à la forme que doivent prendre les débats sociaux. Nous observons l’émergence de l’affect au détriment de l’argumentation dans les débats publics, le travail social n’y échappe pas, et nous ne prenons plus assez en compte le nécessaire respect du dialogue au regard de la brutalité des décisions.

7. La discipline « travail social »

Le travail social est-il ou non une discipline ? C’est une question centrale, évoquée dans le Livre blanc du HCTS. Il y a des débats de scientifiques, d’experts, d’initiés dont la plupart des acteurs et des travailleurs sociaux ne comprennent pas vraiment l’intérêt. Pourtant, il s’agit d’un élément primordial qui vise à donner la plus grande visibilité possible au travail social. Il ne s’agit pas de définir un contenu, mais de tracer un périmètre. La vertu politique de la discipline est de donner une existence ropre à un champ, à un secteur. La création d’une discipline « sciences humaines et social – travail social » permettrait une avancée majeure dans la reconnaissance du travail social par tous.

Nous devons faire nôtre la proclamation de Cherasco que Bonaparte a adressée à l’armée d’Italie en avril 1796, et qui se résumerait ainsi : « Nous n’avons rien fait, puisqu’il nous reste encore à faire. »

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