La migration des jeunes en Europe est composée d’histoires denses et complexes, d’autant que les limites territoriales sont mouvantes dans l’espace et le temps. Le rôle de l’historien est d’offrir des cordes de rappel pour lutter contre le vertige des amnésies qui créent souvent de façon artificielle des « actualités brûlantes » ou de « nouvelles peurs », alors qu’en fait – et c’est plutôt rassurant – il existe de fortes résonances avec notre passé.
Le premier saut temporel nécessaire est l’immédiat après-guerre, dès 1945. Il faut se remémorer l’état de sidération qui frappe certains acteurs devant l’ampleur du désastre dans lequel est plongée l’Europe. L’Unesco va ainsi mandater des experts pour effectuer une tournée des différents pays touchés par la guerre et dresser un bilan de la situation des jeunes générations. Les rapports qui en découlent (consultables dans les archives de l’organisation internationale) sont accablants et dépassent les pronostics les plus sombres. Sous les yeux effarés du photographe David « Chim » Seymour, financé par l’Unesco pour un recueil intitulé Children of Europe (« Les Enfants d’Europe »), le continent apparaît comme un champ de ruines dans lesquelles errent des meutes d’enfants. La situation semble d’autant plus dramatique que des centaines de milliers d’entre eux ont été déracinés et se retrouvent avec le statut de réfugiés, voire d’apatrides, et qu’il s’agit alors de leur trouver une terre d’accueil.
Or, dès la fin de la guerre, une part non négligeable de ces enfants en déshérence sont déjà désignés comme « Unaccompanied Children » par l’Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction (Unrra), qui gère leur transfert, notamment aux Etats-Unis, et se retrouve aux prises avec les quotas migratoires. Tous ces « enfants non accompagnés » sont majoritairement des jeunes Européens. Il aura fallu une nouvelle guerre limitrophe comme celle de l’Ukraine pour nous rappeler que notre continent n’est pas à l’abri des revers de l’histoire et que la question des mineurs non accompagnés peut nous concerner au premier chef.
Le deuxième flash-back se situe au début des années 1950, plus exactement le 30 avril 1951. Dans une circulaire adressée au gouverneur général de l’Algérie, le ministre de l’Intérieur demande que soit exercé un contrôle plus stricte à l’encontre de « mineurs non accompagnés » (sic) qui seraient toujours plus nombreux à s’aventurer en métropole de façon jugée « inconsidérée ». Cette nouvelle migration, due en partie à l’octroi en 1946-1947 du statut de citoyen à tous les ressortissants, même indigènes, de ce « département d’outre-mer », surprend et inquiète les services sociaux de l’époque, notamment ceux liés à l’association Assistance morale et aide aux Nord-Africains (Amana). Les assistantes sociales de cet organisme parlent alors de « jeunes isolés » et tentent d’en décrypter les motivations en plaquant le modèle de leurs aînés. Ces mineurs « veulent gagner de l’argent pour aider la famille restée au pays »(1).
Les dossiers judiciaires des années 1940 jusqu’en 1962 révèlent les mille et une facettes qui les poussent à se lancer dans cette traversée de la Méditerranée. Si l’impératif économique est bien un des ressorts évoqués, bien d’autres plus spécifiques à leur âge entrent en ligne de compte : envie d’aventures, de découvertes. Ou parfois sur un coup de tête, comme ce fut le cas de Brahim qui, après une virée bien arrosée à Alger, se retrouva sur le bateau sans plus trop se rappeler comment il était monté (sans doute une mauvaise blague de ses copains de soirée) et, une fois arrivé avec la gueule de bois à Marseille, décida de continuer. Pour la plupart d’entre eux le choc culturel est rude. Faute de travail et de logement sur le long terme, ils sont souvent arrêtés quelques mois après leur arrivée pour vagabondage et sont alors « rapatriés » !
(1) « Les jeunes Nord-Africains en Métropole », Cahiers nord-africains n° 45, mars-avril 1955, éd. ESNA.