Uppaf. L’acronyme ne paie pas de mine, tant le groupe de mots qu’il abrège – Unité de prévention, de protection de l’enfant et d’accompagnement des familles – paraît appartenir aux préoccupations partagées par la majorité des Mecs (maisons d’enfants à caractère social). Pourtant, au sein de la maison d’enfants de l’association Coste, dans le Gard, ces cinq lettres suffisent à symboliser le bouleversement de son organisation. Et impliquent un fonctionnement radicalement différent des autres lieux d’accueil des mineurs suivis par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Une expérimentation débutée il y a dix ans, qui est en train d’être formalisée dans le nouveau projet d’établissement de l’institution en raison de son succès.
C’est en 2013 que la Mecs de l’association Coste commence à tester sa première Uppaf à titre expérimental. Au lieu d’être structurée en fonction des types de mesures, cette nouvelle unité est organisée autour d’un pôle géographique. Le principe : s’implanter au cœur de l’environnement des enfants suivis et agir en collaboration avec leur famille, dont tous les membres sont considérés avec une posture bienveillante, quelle que soit les difficultés qu’ils rencontrent ou les manquements, y compris les plus graves, dont ils ont fait preuve.
« Deux facteurs ont permis la mise en place de cette organisation : une crise institutionnelle qui nous obligeait à nous renouveler et le fait que le travail avec la famille fasse vraiment partie de notre ADN », assure Florent Bril, son directeur. La maison Coste n’a en effet pas attendu les législations de 2002, 2007, 2016 ou 2022 pour donner une place grandissante aux parents. Et l’état d’esprit qui la guide prend sa source dans un dispositif institué de longue date.
Au début des années 1980, la Mecs a fait partie des quelques structures défricheuses qui se sont engagées dans le service d’adaptation progressive en milieu naturel (SAPMN). Ni action éducative en milieu ouvert ni hébergement collectif classique, le SAPMN repose sur le repérage des compétences parentales dans la perspective d’un retour du mineur dans son environnement initial.
Bien qu’effectuée sous l’égide de l’institution, la prise en charge se fait à la fois à domicile deux fois par semaine auprès des parents et de l’enfant, et au sein de l’établissement, en journée, voire en hébergement régulier et ponctuel. C’est cette modalité d’exécution spécifique au Gard dont s’est inspirée la maison d’enfants Coste pour effectuer sa métamorphose. « Nous fonctionnons suivant un principe “d’aller-retour”. Nous travaillons à partir du domicile de chaque enfant, tout en l’accueillant en internat de façon modulable en fonction des besoins, à chaque fois qu’il rencontre des moments compliqués », explique Florent Bril.
L’approche développée est aussi systémique et en réseau, puisqu’il s’agit à la fois de façonner une solution à partir des ressources des parents mais aussi de celles de l’entourage élargi. « L’idée qu’on ne peut pas bien s’occuper d’un enfant suivi par de la protection de l’enfance sans prendre sa famille en considération et collaborer avec elle est profondément ancrée chez nous. Notre philosophie est de nous appuyer sur ce qu’elle va nous apporter, avec les proches sur lesquels elle peut compter, dans une optique positive, sachant qu’on s’inscrit évidemment dans le cadre d’intervention défini par le juge », détaille le directeur.
Un système de pensée qui s’est progressivement incarné dans le fonctionnement de l’établissement. Car concluantes, les pratiques se diffusent à l’ensemble de la Mecs. En 2015, trois unités de prévention, de protection de l’enfant et d’accompagnement des familles voient le jour : Combe, Faraday et Sud. Toutes ancrées dans les territoires où habitent les jeunes bénéficiaires. En octobre 2021, Camargue, la quatrième unité, est même ouverte pour répondre à des besoins non couverts sur le sud du département.
« Quand on pense maison d’enfance, on imagine un internat collectif fermé aux parents, où 30 à 40 enfants sont réunis dans un grand bâtiment avec des chambres à droite, des chambres à gauche sur plusieurs étages, les groupes étant répartis en fonction de leur âge, rappelle Florent Bril. Ce n’est pas le cas de la nôtre. » L’établissement d’origine a en effet été éclaté en petites villas accueillant de 6 à 10 mineurs de 3 à 21 ans, sans distinction d’âge – les plus grands pouvant tout de même être placés en studios indépendants ou semi-indépendants et les plus jeunes chez des assistants familiaux.
A la faveur de ce changement, plusieurs autres aménagements ont été opérés. Première transformation, la réorganisation complète du temps de travail. Finis les professionnels exclusivement dédiés à l’internat, à l’accueil de jour ou au SAPMN. Afin de libérer du temps pour travailler avec les familles, les éducateurs, rebaptisés intervenants sociaux éducatifs à cette occasion, sont tous dotés d’un « temps ressources » consacré aux parents, quelle que soit la situation de l’enfant. En d’autres termes, ils pratiquent le « dedans-dehors », partageant leur emploi du temps entre l’accueil en institution et les visites à domicile.
Autre nouveauté, chaque mineur est accompagné par deux éducateurs référents, qui le suivent tout au long de son placement, quelle que soit l’évolution de la mesure dont il fait l’objet. Le binôme est chargé de s’occuper de lui aussi bien au cours de sa présence dans l’établissement que dans sa famille.
Un projet personnel renommé projet partagé d’accompagnement éducatif « construit mot à mot » avec les parents, un sociogénogramme, des réunions parents-professionnels (lire encadré page 26) … font partie des différents outils mis à disposition des intervenants pour leur faciliter la tâche, pour la plupart fondés sur le principe de coopération avec les familles.
« Notre Mecs est ouverte vers l’extérieur : venir pour donner une douche à leur enfant, participer à des temps de vacances partagés sont autant de moyens de construire un lien avec les parents. Nous nous appuyons sur leurs compétences plutôt que leurs défaillances afin qu’ils se sentent rassurés et entendus, et qu’ils puissent trouver par eux-mêmes les réponses », précise Christophe Lecointre, chef de service qui a participé à l’élaboration du projet.
La gestion hors normes comporte de nombreux avantages. Pour les jeunes d’abord, préservés des conflits de loyauté entre l’institution et les parents, ces derniers étant associés et considérés avec bienveillance. Autre intérêt, la fluidité du placement évite le déracinement et les ruptures de parcours, puisque le point d’ancrage reste le domicile familial et les institutions d’origine – école, clubs de sports, structures médico-sociales… –, et que le binôme référent est le même en hébergement ou à la maison.
Pour l’institution ensuite, qui peut recevoir davantage d’enfants pour un même nombre de lits, aucun des pensionnaires n’étant là à plein temps. Sans compter que l’organisation a permis de diviser par trois la durée moyenne de séjour (autour de 14 mois). Résultat, sur les 119 lits disponibles, 80 ont changé d’occupants rien qu’en 2022. Le tout à coût constant. « Le fait que nous accueillions les jeunes tout âge confondu implique aussi que nous puissions pratiquer le regroupement de fratries et que nous ne refusions personne pour des raisons de tranche d’âge, explique Florent Bril. Il y a quelques temps, il manquait plutôt des places pour les adolescents, aujourd’hui, on reçoit davantage de demandes pour des plus petits. C’est la structure qui s’adapte aux réalités du département et non l’inverse. »
L’organisation par zones plutôt que par types de mesures permet en outre de mutualiser les différents dispositifs. « Tout notre plateau technique est ouvert à l’ensemble des enfants de la Mecs, indique le directeur. Les activités proposées en l’accueil de jour peuvent être intégrées par des jeunes en internat ou en SAPMN. »
Pour les travailleurs sociaux enfin. Suivre une situation de A à Z, gérer son emploi du temps de façon plus souple et autonome ou encore éviter la lassitude de l’hébergement sont synonymes d’un meilleur confort de vie autant que d’une plus grande facilité à trouver du sens à son activité. « Voir les jeunes retourner en famille plus vite leur a fait reprendre goût au travail. L’usure du quotidien en hébergement – dont les éducateurs cherchent systématiquement à s’éloigner au bout de quelques années – n’a pas affecté certaines personnes qui sont là depuis plus de 20 ans et continuent de prendre du plaisir », assure Christophe Lecointre. Preuve en sont les arrêts maladies et le turn-over, en nette baisse depuis le changement.
Pour autant, ce modèle ne va pas sans certaines contraintes. « Pour que nous soyons pleinement efficaces, cela suppose que l’ASE nous identifie prioritairement comme un lieu d’aide au retour en famille, estime le chef de service. Mais en fonction des réalités du terrain, ce n’est pas toujours possible. Quand des enfants dont le retour à domicile paraît peu probable sont orientés chez nous, c’est très douloureux pour eux de voir d’autres jeunes arriver et partir alors qu’ils restent là. »
Au gré de l’expérimentation, des améliorations ont dû être apportées, notamment autour de la politique de non-jugement des parents. « A trop vouloir être considérant, on leur renvoyait parfois quelque chose de tellement inhabituel qu’ils n’osaient pas nous dire qu’ils n’étaient pas encore prêts à reprendre leurs enfants. On essaie maintenant d’être dans la verbalisation dès le début. De rappeler aux gens que, n’étant pas plus experts qu’eux, qu’ils n’hésitent pas à nous dire s’ils trouvent que l’on va trop vite, insiste le chef de service. En outre, le sociogénogramme, qui valorise les gens, rendait la marche un peu haute quand on devait parler des manquements. Maintenant, systématiquement, on essaie que la première rencontre avec la famille se fasse dans les locaux de l’ASE, afin d’être là quand le jugement est lu, et que la famille garde en tête qu’on connait les raisons du placement. » Des moments de coordination ont aussi été planifiés pour assurer une cohérence des pratiques éducatives en réponse à la forte autonomie des professionnels.
Malgré tout, le modèle ne convient pas à tous les profils. « Au moment de la bascule, les éducateurs étaient abreuvés du concept progressivement et les choses se sont faites naturellement, se souvient Christophe Lecointre. Aujourd’hui, ils doivent déconstruire d’un coup leurs automatismes. Il faut être très impliqué et polyvalent, être compétent et partant pour travailler aussi bien avec les petits et les grands, en établissements et dans les familles. Jongler de l’un à l’autre suppose une vraie gymnastique. Aménager soi-même son emploi du temps nécessite aussi d’être organisé et autonome. »
Des cessions de formation et des temps d’accueil sont prévus pour remodeler les pratiques des nouveaux arrivants. « Mais il serait nécessaire de préparer les futurs éducateurs dès la formation en école », considère Christophe Lecointre. Pour l’instant, 4 journées de formation la première année, 10 demi-journées la deuxième, et un accompagnement des anciens dans les familles aident les nouvelles recrues à franchir le pas.
c’est la durée moyenne d’un séjour pour les mineurs suivis dans les Uppaf. La mise en place de cette organisation a permis de la diviser quasiment par 3.
Les groupes parents-professionnels rassemblent régulièrement parents volontaires et intervenants. Au cours de ces rencontres informelles, les familles donnent librement leur ressenti sur les interventions des travailleurs sociaux, pour retrouver confiance, être valorisées, et construire avec eux de nouvelles pratiques plus adaptées à un travail coopératif.
La gestion du risque et du danger est une pratique professionnelle. Plutôt que d’intervenir immédiatement en cas de crise, les travailleurs sociaux évaluent le degré de dangerosité. S’ils concluent à un simple risque, ils laissent à la famille un temps pour trouver en elle-même les ressources pour résoudre la difficulté rencontrée avant d’agir.
Le projet partagé d’accompagnement éducatif est une déclinaison du projet pour l’enfant. Co-écrit avec les parents, ce document prévoit un accompagnement personnalisé pour assurer le bon développement de l’enfant et des objectifs sur mesure dans l’optique d’un retour à domicile.
La technique de l’agenda consiste à prévoir des rendez-vous réguliers avec ses partenaires, afin d’assurer plus de fluidité dans les moments de crises.
Le sociogénogramme est un schéma simplifié qui illustre les interconnections entre les professionnels, les enfants suivis et leur famille. Co-contruit, il permet aux membres de la famille de se décrire librement, afin de se valoriser et de prendre conscience de leurs atouts, tout en donnant une vision d’ensemble des ressources sur lesquelles ils peuvent s’appuyer.
Le « bien parler » est un principe qui consiste à parler avec respect de ses interlocuteurs, familles ou partenaires, y compris en leur absence. Il favorise la considération.
« La forte autonomie des professionnels a pu entraîner une fluctuation des pratiques d’un intervenant à l’autre. Les chefs de service doivent rester vigilants à la cohérence éducative dans les hébergements collectifs comme au sein des familles, et vérifier que l’équilibre est préservé entre travail au domicile et en institution. Des coordinateurs ont été nommés afin d’assurer cette harmonisation. »
Florent Bril, directeur de la maison d’enfants Coste.
des enfants accompagnés au sein des Uppaf ont pu retourner dans leur famille en 2022.