Un Français sur cinq serait touché chaque année par un trouble psychique, soit 13 millions de personnes (1). Dépression avec ou sans crise suicidaire, troubles anxieux, psychotiques ou liés à l’utilisation de substances, si ces chiffres placent la santé mentale comme un enjeu de société global, les travailleurs sociaux – au contact de publics vulnérables – se retrouvent forcément en première ligne. Sensibilisés à ces problématiques en formation initiale, ils ne se sentent souvent pas assez outillés pour appréhender sereinement ce type de situations sur le terrain. D’autant que la plupart des structures médico-sociales, tous secteurs confondus, ne bénéficient pas de la présence de psychologues ou de psychiatres à plein temps. Que l’on intervienne en protection de l’enfance, dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ou dans le milieu du handicap, il faut se contenter de jongler entre les astreintes morcelées des professionnels de santé, les appels d’urgence à l’hôpital en cas de crise aigüe et les éventuels passages d’équipes mobiles psychiatrie précarité.
Les conséquences de la pandémie de Covid 19 et une progressive levée du tabou que représente encore la santé mentale se conjuguent aujourd’hui pour convaincre un nombre grandissant d’établissements de la nécessité de former leurs équipes. Sans chercher à se substituer au corps médical, éducateurs spécialisés, assistants de service social et autres techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) se tournent de plus en plus vers des organismes capables de leur donner des clés pour ne pas se sentir démunis face à quelqu’un qui serait en souffrance ou débordé par ses troubles. Calquée sur sa grande sœur australienne, l’association PSSM France (Premiers secours en santé mentale) propose de sensibiliser à cette approche très pragmatique en formant des secouristes sur le même modèle que les gestes de premier secours classiques.
« Dans certaines équipes, les travailleurs sociaux ont besoin de plus de billes pour savoir ce qu’ils peuvent faire lorsqu’ils sont confrontés à des personnes en situation de crise », explique Sophie Rouschmeyer, formatrice PSSM et conseillère en économie sociale et familiale (CESF) au sein de Route Nouvelle Alsace, une association accueillant des publics en situation de handicap psychique. « En cas de tentative de suicide, par exemple, ils se demandent ce qu’ils ont le droit de dire ou de ne pas dire. En venant se former aux premiers secours, ils se rassurent et savent que les choses seront faites dans le bon ordre. »
D’une durée de 14 heures, le plus souvent réparties sur deux jours consécutifs, cette formation est majoritairement demandée auprès de cette structure alsacienne certifiée PSSM par la fonction publique territoriale, des associations du médico-social ou parfois par certains travailleurs sociaux eux-mêmes. « Nous sommes beaucoup sollicités par les secteurs du handicap et de la grande précarité, précise Sophie Rouschmeyer. Les professionnels recherchent souvent un groupe d’analyse de pratiques, ils ont besoin d’exposer les problèmes rencontrés, mais la formation n’est pas là pour y répondre : notre mission est bien d’informer pour connaître les grandes familles des troubles psychiques et donner les principales phases du plan d’action. »
Baptisé AERER, ce dernier est censé permettre à quiconque se retrouverait en présence d’une personne souffrant d’un trouble psychique de savoir comment (ré)agir. « La lettre A désigne “approcher, évaluer et assister”, détaille Floriane Conrath, formatrice et assistante sociale. S’il s’agit d’une crise, on appelle les secours. Si ce n’est pas le cas, on déroule les quatre autres lettres pour : “écouter activement et sans jugement, réconforter et informer, encourager à aller vers les professionnels et renseigner les autres ressources disponibles”. Ça fait un peu mantra, mais ces différentes phases qui s’entrecroisent sont un bon moyen mnémotechnique. Elles aèrent comme une bulle d’air. »
Mêlant apports théoriques et exercices pratiques, cette formation donne en outre aux participants toute une série de ressources (sites, numéros d’appel, adresses), ainsi qu’une panoplie de carnets du secouriste en santé mentale dématérialisés (voir encadré). L’idée centrale étant de déstigmatiser les maladies mentales et de combattre les préjugés, par exemple grâce à des questionnaires vrai ou faux. « Mais cela reste une première approche, on ne forme pas à poser un diagnostic, insiste Floriane Conrath. Notre seul but est d’aider à repérer des symptômes, pour ensuite être capable de proposer de l’assistance. »
Même si, dans l’immédiat, c’est essentiellement le secteur médico-social qui se tourne vers le label PSSM, ce dernier ambitionne à terme de former toutes les couches de la société (entreprises, administrations, agents de police ou de gendarmerie, pompiers, Education nationale…). Une vocation citoyenne désireuse de favoriser un autre regard sur la santé mentale. Un changement de paradigme dans lequel s’inscrit également Alfapsy, un organisme de formation tourné vers la notion de rétablissement. Créé en 2015 par la Fondation Falret, il propose des binômes constitués de formateurs pairs – des personnes elles-mêmes concernées par les problèmes de santé mentale – et de formateurs dits « métier », issus d’une profession sanitaire ou médico-sociale.
Des modules courts – comprendre les modes d’expression des troubles psychiques, impact des discriminations raciales sur la santé mentale ou encore santé mentale et vieillissement – se conjuguent à un accompagnement des pratiques professionnelles pour les équipes de terrain ou celui des pratiques managériales pour les cadres. « La notion de rétablissement propose un changement radical, où l’on se fonde sur le point de vue expérientiel et subjectif de la personne, analyse Lucas Aubert, directeur d’Alfapsy. Dès lors, on va essayer de comprendre ce à quoi elle aspire et comment l’action sociale peut se mettre au service de ce processus individuel. Si l’action psychiatrique devient un outil au service du rétablissement, le cheminement est auto-déterminé par les personnes elles-mêmes. »
Au-delà de maladies psychiatriques installées, les travailleurs sociaux sont susceptibles de suivre des usagers dont la situation de vulnérabilité a une conséquence directe sur leur état dépressif, anxieux ou traumatique. « Le fait même de vivre dans une situation de précarité est impactant au niveau de la santé mentale, reprend Lucas Aubert. Il en va de même avec les violences conjugales ou le fait d’avoir une addiction. Les institutions ressentent le besoin d’une montée en compétences de leurs salariés sur ces questions-là et les travailleurs sociaux s’interrogent sur le sens même de leur métier. Nous les aidons à réfléchir au déploiement de nouvelles formes d’accompagnement, de nouvelles postures, de nouvelles pratiques. »
L’approche adoptée par Alfapsy entend sortir du rapport de domination classique opposant professionnels sachants et usagers profanes. Elle n’envisage pas la santé mentale avec un objectif de stabilisation, sinon de chercher ensemble le chemin d’un certain épanouissement. « Il est nécessaire d’arrêter de se focaliser sur la réduction des symptômes et de se centrer sur la personne dans un caractère holistique global, insiste le directeur. Ce travail de supervision clinique, où prime la relation, doit être remis au cœur de la pratique des travailleurs sociaux, parce qu’il serait dommageable que seuls les psychologues soient capables de tisser ce type de liens. »
« On ne forme pas à poser un diagnostic. Notre seul but est d’aider à repérer des symptômes, pour ensuite être capable de proposer de l’assistance. »
Floriane Conrath, formatrice et assistante sociale.
(1) Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, 2021.