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« L’attractivité passe par la créativité et le dialogue »

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Sociologue du travail social, Bertrand Ravon encourage les professionnels à davantage expérimenter de nouvelles façons d’accompagner les publics et à piloter l’action sociale à partir du « bas » plutôt que par le « haut ».
Vous avez créé le master Anacis(1) il y a plus de 20 ans. Qu’observez-vous chez les travailleurs sociaux prenant part à cette formation ?

Nous ne voyons pas au sein de la formation les travailleurs sociaux les plus usés. Ceux-là n’arrivent plus à parler du métier, ni même parfois à y réfléchir. En revanche, nous accueillons ce que j’appelle des « professionnels remontés » qui viennent à l’université pour nourrir leur critique. L’idée est de les amener à réaliser un pas de côté, à penser autrement. Leur principale problématique concerne leur autonomie qui est menacée. Ils ont le sentiment de ne pas être écoutés, que ce qu’on leur demande de faire n’est pas la meilleure solution. Ils trouvent que le management est beaucoup trop centré sur la recherche de la performance à court terme, avec des indicateurs qu’ils ne partagent pas. Certains souffrent aussi de manière indirecte de la fusion des associations, avec une centralisation plus ou moins réussie des ressources humaines. La question de la charge de travail, qui s’est vraiment intensifiée, est également centrale. Ces « professionnels remontés » tiennent le coup notamment en se formant et aussi parce que leur employeur finance parfois ce cursus et leur donne du temps pour le suivre. Par ce biais, il existe une reconnaissance de leurs compétences.

Vous parlez du « déni de reconnaissance par les cadres du travail non prescrit ». C’est-à-dire ?

L’engagement personnel n’est pas valorisé et c’est une des causes importantes d’usure. En protection de l’enfance, par exemple, les éducatrices – il s’agit le plus souvent de femmes – ne comptent pas leur temps. Lorsqu’il y a un risque de rupture de prise en charge d’un enfant, car cela se passe mal dans sa structure, une professionnelle peut passer un temps fou en dehors de ses heures de travail pour chercher une solution. Tout cet engagement n’est en général pas reconnu. L’une des grandes efficacités d’un travailleur social, c’est la qualité des relations qu’il arrive à construire avec le public. Cela suppose du tact et de la disponibilité. Ce travail de care, de prendre soin, n’est pas assez pris en compte dans les fiches de poste et n’est pas évalué à sa juste mesure. On ne regarde finalement que l’amélioration des conditions familiales, de la parentalité, de logement des publics accompagnés, sans s’intéresser au temps incroyable qui est dépensé pour construire une relation de confiance.

Comment redonner du sens à ces professions ?

Pour les entretiens du livre blanc du travail social, j’ai été mobilisé par le Haut Conseil du travail social. Je pense qu’il faudrait partout des « bas conseils ». Le secteur est bien trop piloté par le haut, alors que les réalités sont très différentes, en fonction des territoires et des contextes socio-économiques. Il est primordial d’établir une définition des politiques publiques par le bas, ce que l’on nomme avec Pierre Vidal-Naquet (sociologue de la santé, du handicap, du travail social, ndlr) le pilotage par l’aval. Nous devrions également laisser plus de place à l’expérimentation de modalités nouvelles permettant d’accompagner la prise de risque. Quand elles fonctionnent, les expérimentations ne durent souvent pas très longtemps car les budgets ont une durée limitée. Ou alors, s’il existe une volonté de les pérenniser, il faut tout de suite que cela se transforme en bonnes pratiques. Mais si ces initiatives marchent ici et maintenant, il n’est pas du tout dit qu’elles fonctionnent ailleurs. J’ai pu remarquer chez les personnels s’intégrant à des projets expérimentaux une plus grande envie d’épouser le métier. Au contraire, si vous mettez ces professionnels dans des équipes usées, avec des quadragénaires qui critiquent tout à longueur de temps, vous les déprimez. L’attractivité passe par la créativité et le dialogue.

Il est beaucoup question du pouvoir d’agir des personnes, qu’en est-il de la marge d’action laissée aux professionnels ?

Pour rendre les personnes autonomes, les travailleurs sociaux doivent suivre ce à quoi elles tiennent. Leurs propres normes, leurs propres savoirs sont par conséquent mis en défaut. Il leur est aussi nécessaire de mieux connaître leurs publics pour être en mesure de les accompagner. Cette posture demande du temps, de l’énergie et de l’engagement. Et ce, beaucoup plus qu’il y a 30 ans ou 40 ans, lorsqu’on ne posait pas de questions aux usagers, qu’on leur indiquait la marche à suivre et qu’ils obtempéraient ou non. Ce travail n’est pas pris en compte par les prescripteurs et les financeurs. Les politiques publiques doivent intégrer le pluralisme des manières de pouvoir être aidé. C’est un défi majeur du travail social. Pour exister, l’autonomie du professionnel est aussi indissociable d’une réflexivité que j’appelle « dialogique ». Dialoguer avec des pairs qui pensent différemment est essentiel. C’est en discutant avec ses collègues que le professionnel peut porter un regard critique sur son action et l’ajuster si nécessaire. Le nerf de l’attractivité du travail social se joue dans la capacité collective à réfléchir aux situations de travail difficiles.

C’est en ce sens que vous appelez à « démultiplier les récits d’activité » ?

Ces discussions autour de situations délicates doivent être transformées en récits pour utiliser localement ce savoir-faire. Lorsqu’on discute de points concrets avec des hauts cadres, ils comprennent davantage les dilemmes éthiques et normatifs. En expliquant à un directeur d’agence régionale de santé qu’un enfant pris en charge par l’aide sociale à l’enfance et présentant des « troubles de comportement », mais n’ayant pas de notification de la maison départementale des personnes handicapées, ne peut pas être accompagné correctement en protection de l’enfance, il va mieux percevoir l’impératif d’organiser la transversalité entre le sanitaire et le social. Alors que si un groupe d’éducateurs indique manquer de moyens, en remontant par la voie hiérarchique leur théorie de leur pratique, à la fin ce n’est plus la situation qui prime. Or ce sont les situations qui sont au cœur de l’intervention. L’action sociale ne peut être pilotée aujourd’hui qu’à partir du bas, là où se joue l’autonomie des personnes accompagnées mais aussi celle des travailleurs sociaux.

Notes

(1) Analyse et conception de l’intervention sociale.

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