Célia(1), 15 ans, convertie à l’islam depuis peu, a été signalée par son collège pour avoir « entravé » la laïcité en refusant de retirer son voile à l’intérieur de son collège, et tenu des propos légitimant les attentats. Lors des premiers entretiens avec l’éducateur et la psychologue du service, elle revendique une pratique absolue et rigide de la religion.
La relation avec ses parents est conflictuelle. Ils disent ne pas parvenir à imposer des règles et des limites à leur fille. Nous apprenons également que Célia a été victime d’un viol par son ex-petit ami et que ses parents n’ont jamais souhaité déposer plainte contre ce dernier, doutant de la véracité de ses propos. En élargissant le contexte, et à la suite de nombreux entretiens familiaux, nous réalisons qu’elle n’affiche aucune velléité de radicalisation violente(2) à proprement parler. Ce qui ne justifie pas un arrêt de son accompagnement puisque nous avons mis en parallèle les symptômes présentés par la jeune fille avec l’addiction à l’alcool de ses parents. Nous comprenons par symptôme quelque chose de visible, d’évaluable, de non volontaire, et qui a une influence sur l’ensemble du système familial(3). Alors si le symptôme du processus de radicalisation chez Célia était l’étendard de la situation familiale, qu’est-ce que cela viendrait nous apprendre ?
Sur le plan de l’apparence, Célia est voilée, sa tenue toujours élégante et soignée, elle se maquille et semble prendre soin d’elle. D’un point de vue religieux, ce voile a pour fonction de la préserver du regard des hommes. Elle l’exprime d’autant plus fortement qu’elle parlera de « ne pas susciter de pensées perverses chez les hommes ». Mais nous pouvons également remarquer que ce voile à une fonction presque contraire au contexte religieux de départ, puisqu’il attire l’attention sur elle (dans le contexte sociétal français). Dans la famille de Célia, la pudeur n’est pas de mise. En effet, elle déplore les moments où ses parents sont aux toilettes sans fermer la porte. Son père nous reçoit régulièrement torse nu. Cette tenue vestimentaire faisant appel à la pudeur trouve un lien avec ces éléments mais aussi le fait que ses parents n’ont pas su/pu la protéger d’un viol. Le voile aurait aussi une fonction protectrice.
Enfin, l’orthodoxie religieuse de Célia structure son quotidien : les cinq prières, les interdits alimentaire et la tenue vestimentaire. Les relations sont encadrées par des places définies : ses pairs sont appelés « sœurs » et « frères » et la relation amoureuse sera guidée par des rites (fiançailles et mariage). Son discours est clivé entre « le pur » et « l’impur ». La consommation d’alcool est formellement interdite. Ces symptômes de rigidification du comportement nous éclairent également sur un système familial à transactions chaotiques. Les frontières entre les places de chacun sont poreuses, les comportements des parents parfois imprévisibles et au gré de leur niveau d’alcoolisation.
Le symptôme de « radicalisation » a ici pour fonction de désigner un non-dit familial qui reste à être rendu explicite par les professionnels. Dans la réalité de cette famille cela se traduit par un conflit entre des aspects du système et le symptôme (la vision de l’islam que Célia s’est construite) :
→ alcoolisme dans la famille versus interdiction de l’alcool par l’islam ;
→ places non définies dans la famille versus vision binaire des places « croyants et mécréants » par l’islam ;
→ risque d’agression sexuelle versus codification des rapports entre les hommes et les femmes ainsi que le voile « protecteur » par l’islam.
Le danger serait de croire que chaque signalement au titre de la radicalisation comparable à celui de la situation de Célia nous indiquerait d’ores et déjà un système familial chaotique. Or, chaque élément qui a motivé un signalement au titre de la radicalisation est assez spécifique à chaque système familial. Ce qui nous rappelle plus que jamais l’importance de l’application du principe d’équifinalité(4) dans une démarche de prévention de la radicalisation et de la singularité de chaque situation. Si le signalement au motif de la radicalisation vient dire quelque chose à propos du système familial, il est, pour autant, possible d’avoir une autre compréhension que le raisonnement causal linéaire.
Autre exemple, nous observons régulièrement que des jeunes ayant connu un parcours dit « institutionnel » avec l’aide sociale à l’enfance ou la protection judiciaire de la jeunesse se retrouvent démunis socialement à l’âge de 18 ans. Chez ces derniers, l’idéologie djihadiste peut permettre d’appartenir à un groupe structuré en termes de places et de règles (groupe djihadiste en détention et à l’extérieur). Et ne pas être maintenu à une place de victime de violences mais devenir acteur d’une place qui tend à « terroriser » les autres par définition.
La radicalité pourrait, ici, avoir pour fonction de ne plus subir sa vie mais d’en devenir acteur. Et donc, le signalement au titre de la radicalisation va les amener à rencontrer une dizaine de professionnels de la relation d’aide (psychologues, services spécialisés de la radicalisation en détention et à l’extérieur).
A travers ces exemples, il est possible de voir comment ces individus signalés deviennent des individus signalant des éléments relatifs aux systèmes auxquels ils appartiennent et dans un contexte particulier du cycle de vie. La théorie du psychiatre, spécialiste des thérapies familiales Mony Elkaïm « patient désigné, patient désignant » prend tout son sens. L’individu signalé pour radicalisation nous révèle quelque chose du système auquel il appartient. L’aspect contextuel est donc à prendre en considération.
L’approche systémique est transposable et adaptée à une démarche de prévention de la radicalisation dans le champ du médico-social. Il s’agit de considérer l’objet du signalement au titre de la radicalisation comme un symptôme. Et d’être moins focalisé sur ce dernier pour élargir l’intervention à l’ensemble du système familial. Dans la pratique, cette approche permettrait de mobiliser les compétences de la famille afin de l’accompagner vers la recherche de ses propres solutions.
Depuis 2015, l’association Itinéraires a choisi de proposer aux préfectures du Nord et du Pas-de-Calais un projet inspiré par la pratique de la prévention spécialisée. Elle a pris le temps de former une équipe pluridisciplinaire en l’inscrivant à différents colloques sur le sujet, notamment la formation dispensée par le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. L’équipe a donc développé une méthode de travail pour accompagner les jeunes et les familles signalées pour « radicalisation » sans jamais se fourvoyer dans les méthodes dites de la « déradicalisation ». De manière empirique, l’équipe comprend que le contre-discours idéologique ne fonctionne pas, pire, il tend à entraver la relation avec la personne. Le travail psychologique, éducatif et social consistera donc à éveiller la capacité de réflexivité et de discernement auprès du public accompagné. Influencée par le chef de service, une partie de l’équipe s’est formée à la thérapie familiale au sein de l’institut Psycom de Villeneuve d’Ascq pour développer l’approche systémique dans la prévention de la radicalisation. A l’opposé des « grilles d’indicateurs de radicalisation » qui ont tendance à enfermer la personne dans une « case ».
Les exemples cliniques évoqués témoignent que l’apparition de ces symptômes sont à contextualiser avec le cycle de vie de la famille, au moment de la crise, où un changement n’a pas pu s’opérer. Le symptôme a le pouvoir d’occuper une fonction de protection du système familial en maintenant son homéostasie, mais aussi en invitant un tiers professionnel à intervenir, créant ainsi un contexte thérapeutique de changement.
Ferdinand, 21 ans, est signalé par une maison d’arrêt pour s’être converti à l’islam au contact de personnes incarcérées pour terrorisme djihadiste. Depuis, il fait régulièrement l’apologie du terrorisme. Les entretiens que nous avons eus avec lui ont révélé les éléments suivants :
→ placement lors de l’enfance car violences physiques intrafamiliales ;
→ rupture des liens avec ses parents ;
→ parcours institutionnel : placement en maison d’enfant à caractère social, mesure pénale et placement à la protection judiciaire de la jeunesse, incarcérations à la majorité, hospitalisations en psychiatrie ;
→ réseau social pauvre (lien occasionnel avec un frère).
A partir du travail mené avec lui, nous avons pu formuler les hypothèses suivantes pour comprendre sa radicalisation affichée :
→ l’idéologie djihadiste lui permet d’appartenir à un groupe structuré en termes de places et de règles (groupe djihadiste en détention et à l’extérieur). Et ne pas être maintenu dans une position de victime de violences mais devenir acteur d’une place qui tend à « terroriser » les autres par définition. Ne plus subir mais agir.
→ 21 ans c’est aussi l’âge de la fin de l’accompagnement par les dispositifs de protection de l’enfance. Le signalement au titre de la radicalisation va l’amener à rencontrer une dizaine de professionnels de la relation d’aide (psychologues, services spécialisés dans la radicalisation en détention et à l’extérieur).
Khabib, 18 ans, est prévenu en tant que mineur dans une affaire de préparation d’un attentat. Le travail avec lui a permis de repérer les éléments suivants :
→ famille immigrée de la région du Caucase en Europe en situation de demande d’asile (refusée et donc expulsable) ;
→ fratrie de plusieurs enfants dont il est l’ainé ;
→ antécédent de vécu de persécution dans le pays d’origine ;
→ père expulsé pour des violences conjugales et son appartenance à la mouvance djihadiste. Grande loyauté du jeune homme envers son père.
Dans la situation de Khabib, les hypothèses de compréhension de la fonction du symptôme de radicalisation sont les suivantes :
→ le djihadisme pourrait avoir ici une fonction de résistance au système politique « oppresseur ». Ce fonctionnement serait inscrit dans les valeurs familiales depuis le pays d’origine. Il permet l’illusion de passer d’une place de « dominé » à celle de « dominant » ;
→ ainsi pourrait-on comprendre que se faire arrêter par la police dans le cadre d’un projet terroriste pourrait aussi permettre au jeune de sortir d’une situation de « double lien » sans être perçu comme auteur du choix. Avec, d’un côté, l’injonction du père en tentant de le venger de son expulsion et, de l’autre, les attentes de la République Française en termes « d’intégration » ;
→ autrement dit, se faire arrêter peut-être perçu comme une manière de ne pas avoir à choisir entre répondre aux attentes de sa famille ou à celles de la République Française. Ainsi il peut s’extraire de cette situation de double lien.
→ M. Andolfi, C. Angelo, P. Menghi et A.-M. Nicolo, La forteresse familiale. Un modèle de clinique relationnelle, Ed. Bordas (1993).
→ G. Ausloos, La compétence des familles. Temps, chaos, processus, éd. érès (1995).
→ J.-C. Benoit, S. Kannas, J.-A. Malarewicz, J. Beaujean et Y. Colas, Dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques, éd. ESF (1988).
→ M. Elkaïm, Si tu m’aimes, ne m’aime pas. Une approche systémique des psychothérapies des familles et couples, éd. Seuil (2015).
→ M. Elkaïm, Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux (63e éd.), éd. De Boeck Supérieur (2019).
→ F. Khosrokhavar, Radicalisation, éd. MSH Paris (2014).
→ M. Meynckens-Fourez, M. Henriquet-Duhamel, Dans le dédale des thérapies familiales. Un manuel systémique, éd. érès (2014).
→ H. Micheron, Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, éd. Gallimard (2020).
→ J.-P. Mugnier, Les stratégies de l’indifférence. Suivi de la prise en charge de l’enfant victime d’abus sexuels et de sa famille, éd. Fabert (2004).
→ A. Napier et C. Whitaker, Le creuset familial, éd. Robert Laffont (2006).
→ Conférences sur le malaise des jeunes et les phénomènes de radicalisation. « Ensemble on fait quoi ? » : www.ensembleonfaitquoi.fr.
→ E. Settoul, Penser la radicalisation djihadiste. Acteurs, théories, mutations, éd. Puf (2022).
(1) Tous les prénoms ont été changés.
(2) « Radicalisation : processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel », in Radicalisation, Farhad Khosrokhavar, éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
(3) Muriel Meynckens-Fourez, Marie-Cécile Henriquet-Duhamel, Dans le dédale des thérapies familiales. Un manuel de systémique, éd. érès, 2019.
(4) L’équifinalité est un terme développé par Von Bertalanffy (1968) : « la tendance vers un état final caractéristique à partir de différents états initiaux et par différentes voies ».